Perceptions et régulation de la violence dans la sociétépar Éric Bouzou, mars 2010
Le Parlement français s'est une nouvelle fois emparé de la
question des violences faites aux femmes, avec l'intention de
légiférer sur un délit de « violence
psychologique » (NouvelObs).
Les statistiques gouvernementales disponibles sont alarmantes : « En
France, tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son
mari ou de son compagnon » (source).
D’où vient la violence ?
La peur de l’autre, la peur de perdre un être aimé, la peur
d’être dominé, la peur de perdre sa domination sur quelqu’un ou un
groupe, la peur de ne pas être reconnu, la peur de ne pas avoir de
travail, la peur de manquer, la peur de perdre sa liberté, la peur de
ne pas savoir quoi faire de sa liberté, la peur de la violence
d’autrui, la peur de mourir etc., à l’infini, sont des causes de la
violence. Il peut sembler vain de remplacer une réflexion aussi vaste
que celle sur la violence par une réflexion non moins vaste sur la
peur. Pourtant, ce pas semble utile pour déplacer le projecteur des
manifestations de la violence et de leur contexte vers les ressorts
de l'individu qui la commet.
De fait, la violence appartient à l'homme (au sens générique du
terme) et non aux réalisations humaines
lorsque celles-ci sont sincèrement fondées sur des valeurs humanistes. Il est par exemple
coutumier, dans le discours laïc, d’associer religion/spiritualité et
violence. Ce ne sont pas les religions (sauf cas d’école où des
dogmes feraient explicitement l’apologie de la violence) qui sont
cause de violence, mais des hommes violents qui s’investissent dans
une religion. De la même manière toute entreprise humaine peut
basculer dans la violence lorsque des hommes violents s’en emparent
(politique, science, sport, famille etc.). Pourtant personne
n’imaginerait condamner la vie de famille, comme certains pourraient
condamner les religions, alors même qu’un grand nombre de violences
se commettent en son sein.
Dans cette perspective, l’analyse des différentes formes de
violences d’ordre psychologique ou physique aurait moins d’importance
puisqu’elles trouveraient leur source dans un sentiment commun, la
peur, qu’il conviendrait plutôt de circonscrire (même la violence
qu’on peut estimer « légitime » répond à ce sentiment). Certains
psychiatres, comme Marie-France Hirigoyen, lient d’ailleurs entre
elles violence psychologique et physique : « Il
faut souligner qu’il n’y a jamais violence physique s’il n’y a pas eu
auparavant violence psychologique. Un homme qui frappe sa femme n’a
pas pour objectif qu’elle ait un œil au beurre noir ; il veut la
soumettre et qu’elle soit docile » (source)).
Une société démocratique connait deux façons de limiter la
violence : l'exercice du droit et l'éducation. Mais ces deux niveaux
d’intervention ne peuvent avoir d’effet que si les valeurs défendues
par cette société, replacées dans leur contexte d’exercice, sont
source de paix et de cohésion sociale. Si notre devise « Liberté,
Egalité, Fraternité » (à laquelle certains élus locaux souhaitent
rajouter « Laïcité », comme si un mot nouveau pouvait en sauver trois
autres trop ignorés), adossée aux principales déclarations française,
européenne, universelle des Droits de l’Homme et à nos valeurs
constitutionnelles, est source d’inspiration, force est de
constater qu’elle pèse bien peu devant les valeurs « argent »,
« profit » et « concurrence ». Beaucoup de matière grise est
« dépensée » aujourd’hui pour savoir comment sortir de la crise
économique et financière, comme si le problème était de cet ordre. Le
déficit n'est pas en « argent » mais en « humanité ». Si cette prise
de conscience était plus large, les ajustements économiques à
effectuer tomberaient sous le sens. Comment une société s’organisant
autour de la peur des autres (les immigrés, les étrangers, les gens
de couleurs, les banlieues, les « sectes » etc.) dans un contexte de
concurrence généralisée entre les hommes, peut-elle espérer générer
autre chose que de la violence à tous les niveaux, y compris la
violence qu’on se fait à soi-même, de la part de citoyens assaillis
par toutes ces peurs et sans outils pour les vider de leur contenu ?
Il suffit de suivre les séances parlementaires à l’Assemblée
Nationale pour constater que les mêmes personnes votant des lois
répressives pour lutter contre la violence, sont également capables
entre elles d’une violence verbale quasi permanente qui pourrait
facilement basculer dans des débordements physiques. Il serait naïf
de croire que cette violence à ce niveau de représentation des
citoyens, parce qu’elle est contenue (de façon toute relative) tout
en étant revendiquée, est un épiphénomène. Elle est la marque d’une
violence présente dans toutes les strates du corps social.
Les limites du Droit pour réguler la violence
Dans une société hypocrite dont certaines valeurs affichées sont
généreuses mais qui est, au bout du compte, génératrice, à dessein ou
par impuissance, de peurs et de violences, l’exercice du Droit reste
néanmoins un moyen de réguler (à défaut de pacifier) l’espace public
et l’espace privé. Il peut néanmoins être instrumentalisé par le
pouvoir pour justifier des violences particulières dont il est le
promoteur, comme par exemple : la violence antisectes.
Plusieurs études sociologiques ont montré (notamment celle de
Stuart Wright) que les
sortants de « sectes » vivent une expérience proche de celle de la
séparation dans un couple : les mêmes rapports de force et demandes
affectives pouvant s’y retrouver, la rupture engendre des effets
analogues. Dans sa tentative de défendre les « apostats », le
législateur n’a pas hésité à introduire la notion inappropriée de
manipulation mentale dans la loi
antisectes About-Picard (rebaptisée « sujétion
psychologique » dans le texte de la loi), mais il semble s’orienter
vers une description beaucoup plus neutre du délit de « violence
psychologique » entre conjoints (voir un énoncé dans
Le Monde). Pourquoi ?
Serait-il gênant d’avoir à déclarer « sectes » une bonne partie des
familles françaises ? Rappelons, à toutes fins utiles, que les
statistiques criminelles concernant les « sectes » sont négligeables
en comparaison des violences constatées entre conjoints et qui
justifieraient, selon nos parlementaires, la création d’un nouveau
délit ; la loi About-Picard date pourtant de 2001.
Un certain nombre d’acteurs n’hésitent cependant pas à tirer la
législation du côté des concepts utilisés dans le cadre de la lutte
antisectes française. L'avocate Yael Mellul propose par exemple une
définition de la « violence psychologique » qui entrainerait « une privation du libre arbitre » (Le
Monde), mais sans préciser ce que signifie « perdre son
libre arbitre ». Il s’agit là d’associer à une expression floue, une
autre aussi peu précise mais parlant plus à l’imagination, comme si
l'imagination avait un rapport quelconque avec le Droit (dans
l’émission
Revu et Corrigé France 5 du 27
février 2010, l'avocate change sans problème de définition en parlant
cette fois-ci de « lavage de cerveau »). De la même façon certains
magistrats utilisent la terminologie antisectes pour qualifier des
faits, comme par exemple dans une affaire traitée par la Cour de
justice de Corrèze,
source. Dans ce drame, la
violence d’un père incestueux à l’encontre de sa fille serait
interprétable en utilisant la notion « d’emprise mentale » (un
synonyme de « manipulation mentale ») réservée aux « sectes ».
« Suffira-t-il » que cet homme batte sa femme pour être alors taxé
de « violence psychologique » ? A l’évidence le sujet n’est maitrisé
ni par les psychologues servant d’experts sur ces questions, ni, par
voie de conséquence, par le législateur.
Lors de la mission d’information sur le port du voile intégral,
le constitutionnaliste Guy Carcassonne s’était prononcé sur
l’efficacité d’une loi visant à limiter les contraintes imposées aux
femmes : « La plus belle loi ne
peut offrir que ce qu’elle a (…) c'est-à-dire établir des normes. (…)
Si ce problème, celui des contraintes faites aux femmes, pouvait se
régler par une loi, mais que ne l’a-t-on adoptée depuis des décennies
? » (source).
Le recours systématique à la loi pour régler le problème de la
violence peut se transformer en trompe l'œil pour éviter de traiter
ses causes premières. Le Droit se transforme alors en palliatif
impuissant (et alors parfois liberticide) d'un système éducatif
défaillant.
Les limites de notre système d’éducation pour réguler la violence
Puisque les libertés individuelles sont au cœur de notre contrat
social, et en particulier la liberté de conscience et la liberté de
pensée, nous pourrions définir l’éducation comme la transmission des
connaissances permettant à un enfant ou un adolescent d’apprendre à
exercer au mieux ces libertés dans le cadre d’une vie en société dont
nous pouvons supposer (à titre d’exercice fictif aujourd'hui) qu’elle
donne la prédominance à des valeurs humanistes (ce qui exclut bien évidemment de
mettre les valeurs marchandes au cœur de son fonctionnement comme
c’est le cas actuellement).
Remarquons tout d’abord que les notions de liberté de conscience
et de pensée échappent à toute définition précise bien qu’elles
soient les plus intimes de notre expérience d’être humain et celles
qui sont proposées dépendent beaucoup de l’inclination donnée à ces
libertés par leurs auteurs. Quelques exemples trouvés sur
l’Internet : « La liberté de pensée est le droit que possède tout individu de
déterminer lui-même le contenu de ses représentations
intellectuelles, morales, politiques et religieuses » (Wikipédia) ;
« La liberté de pensée est le droit que possède chacun d’employer comme il
l’entend ses facultés réflexives, à l’aide de sa raison critique,
mais aussi de ses émotions ou ses potentialités créatrices » (source) ;
« Liberté de conscience. Liberté laissée à chacun, en particulier par les
pouvoirs publics, de juger des doctrines, religieuse et philosophique
notamment, qui lui conviennent, accompagnée de la liberté d'y
conformer sa vie » (source).
Les définitions se recouvrent, vraisemblablement car la conscience
peut être vue comme le siège le plus fondamental de notre expérience
de vie et donc également de notre expérience des pensées.
Le sociologue
Jean Baubérot voit l’exercice
de la liberté de pensée comme un garde fou de la liberté de
conscience, permettant d’exercer un esprit critique et discriminant
sur nos propres choix de conscience ou ceux pouvant nous être
imposés, qui seraient, par nature, moins sujets à une appréciation
rationnelle.
Qu’offre notre système éducatif à l’enfant, puis l’adolescent
pour devenir un être apte à exercer pleinement sa liberté de
conscience et sa liberté de pensée ?
L’enseignement permettant d’appréhender les mécanismes de
l’entendement humain (les moyens de raisonner correctement, pour
faire simple) est extrêmement réduit. En dehors du « raisonnement par
l’absurde » du cours de mathématique (inapplicable dans la vie
réelle) ou du thèse-antithèse-synthèse du cours de philosophie, notre
apprentissage de la liberté de pensée s’effectue principalement en
collectionnant les idées des auteurs au programme et en les triant
tant bien que mal (l’environnement familial avec, au centre, la
télévision n’arrangeant rien à l’affaire). Cette méthode n’est pas
mauvaise en soi mais le tri se fait très probablement à partir de
critères non rationnels, ce qui n’en diminue pas pour autant la
valeur mais nous ramène aux expériences émotionnelles, affectives,
artistiques, relationnelles, spirituelles de l’être humain,
certainement les plus actives dans tous nos actes.
Qu’offre dès lors le système éducatif à l'enfant et à
l'adolescent pour apprendre à parcourir avec lucidité ce champ
immense de la conscience, fait de ressentis, d’intuitions, de
sentiments, de peurs, de joie, d’aspirations spirituelles ? Rien
(hormis dans certains cercles éducatifs très restreints, comme les écoles
nouvelles) qui puisse même de loin se rapprocher de ce que
nous pourrions appeler la « connaissance de soi ». La plupart des
enfants, futurs « adultes », doivent se débrouiller seuls. Que ce qui
est au cœur de tout être humain, ait été mis hors du champ de
l’éducation, est certainement une marque de notre civilisation. Une
carte et une boussole ne sont-elles pas utiles lorsque le territoire
est immense et non défriché ? A moins d’y voir l’intuition des
puissants que plus ce territoire sera laissé à l’abandon, mieux le
pouvoir pourra s’exercer.
Cette absence de repères ne peut conduire qu’à une multitude de
peurs difficilement contrôlables. Un certain nombre de personnes
parviendront à s'en tirer sans recours à la violence, mais beaucoup,
la plupart, l’utiliseront pour tenter (vainement) de se rassurer,
soit en la dirigeant vers l’extérieur (son conjoint, son voisin, son
collègue, un pays), soit en se l'infligeant à soi-même, à divers
degrés.
Certains répondront que la psychiatrie, la psychanalyse, la
psychologie, la psychothérapie ont déjà balisé le terrain. C’est
effectivement un corpus de connaissances utile mais incomplet, auquel
le pouvoir tend à donner un caractère officiel pour mieux le
contrôler et rejeter a priori les approches qui dérangent (notamment
dans le cadre de la lutte antisectes). D’autre part ce type de
connaissance ne fait pas partie du cursus éducatif (même si on peut
considérer par exemple qu’il est tenu compte de la psychologie de
l’enfant dans les méthodes éducatives) mais est utilisé dans le cadre
de thérapies. Dans notre propos, il ne s’agit pas de guérir des
malades mais d’éduquer des enfants et des adolescents qui, une fois
adulte, pourraient poursuivre ou non cette formation ayant vocation à
être continue.
Une société, non hypocrite dans les valeurs qu’elle défend, mais
qui ne met pas au cœur de son projet d’avenir et d’éducation le
développement de la personne humaine, notamment à travers
l’apprentissage de la « connaissance de soi », non pas en imposant
une méthode mais en favorisant une approche véritablement pluraliste
et ouverte sur le sujet et en encourageant des pratiques qui seraient
jugées bénéfiques, peut-elle éviter l'écueil de la peur et donc celui
de la violence ? Il est probable que non, avec pour conséquence, des
libertés individuelles se réduisant à de simples mots sinon à leur
contraire : « Un sujet « libre
» est celui qui a les bonnes soumissions, soumissions reconnues par
l’Etat, du point de vue de celui pour lequel l'Etat est légitime »
(Arnaud
Esquerré).
Les minorités spirituelles dans une société violente
Les minorités spirituelles apportent un souffle nouveau dans le
champ de la liberté de conscience et certaines proposent des méthodes
d’exploration de la conscience ou des approches éducatives allant
dans ce sens. Elles participent donc à combler ce que le système
éducatif officiel et le mode de vie actuel laissent complètement de
côté en ne répondant plus aux aspirations d’un nombre croissant de
citoyens. Il ne s’agit pas ici d’évaluer ces approches mais de
montrer la signification de cette dynamique et son importance. Les pouvoirs publics ont choisi, sans surprise, d’éradiquer a priori et de façon violente cette dynamique, potentiellement inspiratrice de profonds changements dans l’organisation de la société, à travers la lutte antisectes. Quoi qu’en disent les promoteurs de cette lutte la violence est bien le sous produit de notre société (accompagnant la production des biens de consommations). Elle n'est pas celui des minorités spirituelles qui tentent pour la plupart, même lorsqu’elles sont maladroites, de sortir de cette spirale. Lire également Religion et Violence
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