L'école n'a pas le droit de faire silence sur le fait religieux

Recueilli par CATHERINE COROLLER

QUOTIDIEN : samedi 3 novembre 2007

Quel intérêt d'enseigner le "fait religieux" dans des sociétés sécularisées comme les nôtres ?

Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa : La sécularisation dont vous parlez est un phénomène circonscrit, et même bien français. Presque une illusion d'optique. Même ici, et partout autour de nous, le religieux est présent. Notre quotidien, notre culture sont saturés de références religieuses. L'architecture, et pas seulement celle des églises, la musique, la peinture, la littérature, les comportements... La planète entière est religieuse, Occident, Orient, Extrême-Orient. Impossible de faire l'impasse sur un phénomène aussi ancien et aussi massif. Et qui continue d'inspirer tant de combats, parfois violents. La religion est encore le socle de nombre de sociétés, y compris les plus démocratiques, comme les Etats-Unis. Il faut bien que nous allions chercher les clés de compréhension de notre histoire et de notre monde là où elles sont. Certaines sont religieuses, que nous le voulions ou pas, que nous y croyions ou non. Nous-mêmes, et nombre des membres de l'équipe que nous avons réunie, ne sommes ni croyants, ni pratiquants, mais nous nourrissons une curiosité à la fois intellectuelle et citoyenne pour le fait religieux. Un de nos objectifs est précisément d'aider à transgresser certaines des frontières imaginaires et étanches que certains se plaisent à ériger entre laïcité et religion.

Qu'entend-on par "enseignement du fait religieux" ? S'agit-il d'une forme de catéchisme laïc ?

J.-C.A. et E.B. : Sûrement pas. Le fait religieux, c'est plutôt les religions comme faits de civilisation. Par ailleurs, le fait religieux n'a pas à devenir une discipline scolaire à part. Au contraire, toutes les disciplines déjà existantes peuvent être sollicitées : lettres, langues, histoire et géographie, philosophie, musique, arts plastiques… On échappera ainsi au simplisme des lectures unilatérales. Seule une lecture transdisciplinaire et transversale du fait religieux peut le mieux rendre compte de la complexité du monde.

Peut-on être ému par l'architecture d'une église ou la beauté d'une œuvre musicale sans culture religieuse ?

J.-C.A. et E.B. : Sans doute. Mais l'émotion n'est pas tout. Et elle s'approfondit et s'affine avec le savoir. Faute de culture religieuse, une bonne part de l'histoire de l'art occidental, pour ne parler que de lui, devient opaque. Nous avons besoin de savoir pour redécouvrir et apprécier plus pleinement ce que nous avons omis d'apprendre, ou ce que nous avons simplement oublié.

Autrefois, les gens avaient-ils vraiment une plus grande culture religieuse qu'aujourd'hui ?

J.-C.A. et E.B. : Difficile à dire. En France, à tout le moins, la longue lutte des laïcs, la bataille pour la séparation entre l'Eglise et l'Etat, la tradition anticléricale ont finalement abouti à faire de la culture religieuse la chasse gardée des familles et des Eglises. Pour la grande masse de ceux qui ne pratiquent pas - soit la grande majorité de nos concitoyens -, la religion est au mieux quelque chose de sympathique, ou d'exotique, et de plus ou moins indéchiffrable.

Comment expliquez-vous cette perte de culture religieuse ?

J.-C.A et E.B. : Une des grandes illusions de la modernité est d'avoir cru que le progrès, la science et le triomphe de la raison viendraient à bout des derniers vestiges d'un obscurantisme dépassé - la religion.

Or la religion n'a pas disparu, elle revient en force, qui plus est politisée, et nous n'y comprenons plus rien. Nous oublions parfois que les limites de notre monde ne sont ni les frontières de la France, ni même celles de l'Europe. Il faut aller voir ailleurs. Lire le fait religieux, approfondir cette culture religieuse hélas un peu en déshérence dans notre pays, est un bon moyen d'appréhender notre vaste monde et sa diversité.

Certains groupes opèrent en France un retour vers une pratique religieuse parfois très intense. Cela s'accompagne-t-il, de leur part, d'un approfondissement culturel ?

J.-C.A. et E.B. : On assiste effectivement à un double phénomène, très contrasté. D'un côté, globalement, une forte déperdition de culture religieuse. De l'autre, un retour visible à des formes d'auto-affirmation religieuse parfois dures. Pour autant, le petit juif qui jure sur la Torah ou le petit musulman qui se réclame du Coran ne savent pas forcément grand-chose de leurs religions respectives. Et lorsque prime l'exigence d'"authenticité", salafisme pour certains, ultra-orthodoxie pour d'autres, le résultat, sur le plan culturel justement, peut être d'une rare pauvreté. Si bien que les religieux, eux aussi, peuvent manquer de culture religieuse. Il n'y a pas d'authenticité en religion plus qu'en autre chose. Imprégnations mutuelles, métissages, reformulations constantes, voilà la règle. Il y a du judaïsme dans l'islam, de l'islam dans le judaïsme, et de la religion dans l'athéisme le plus militant ! Regardez l'Afrique, l'Amérique latine ! Ce sont de véritables laboratoires de production des religions modernes. Même les formes religieuses les plus rigoureuses, se présentant comme un retour à la pureté des origines, sont des réponses typiquement modernes aux défis du monde d'aujourd'hui.

Retour au religieux et revendications communautaires, on a l'impression que les deux choses vont de pair. Pourquoi ?

J.-C.A. et E.B. : Pour certaines minorités, la religion devient un élément fédérateur. Elle procure un sentiment d'appartenance fort, fabrique un "entre-soi" réconfortant. Se proclamer musulman, c'est sans doute revendiquer une filiation culturelle, affirmer une foi. Mais c'est aussi une façon de répondre au mépris, aux discriminations. Par ailleurs, revenir à la religion des siens, y compris au travers d'une pratique exigeante, est aussi une forme de résistance à l'uniformisation et à l'indifférenciation. On veut bien tous manger des hamburgers, mais c'est tout de même autre chose de les manger cacher ou halal. Coca-cola d'un côté, Mecca Cola de l'autre… Face au flux d'un temps trop rapide, à des transformations intenses, à la dissolution des identités dans une globalisation galopante, on peut choisir de se replier dans sa coquille.

La religion, qui a fait ses preuves dans la longue durée, est perçue par certains comme un rempart sûr. Quitte à oublier que la religion elle-même a évolué au fil de l'histoire et qu'elle est aussi fluctuante que les identités qu'on lui demande de sauvegarder… Ainsi vont les constructions identitaires de l'ère d'Internet, dans un contexte de self-service généralisé et d'aspiration à un bien être constant. L'Occident demeure profondément individualiste et les revendications "communautaires" en restent marquées. Les communautés sont en fait imaginées par des individus courant derrière l'utopie des recompositions rassembleuses d'un autre temps, qu'ils ne supporteraient pas forcément très longtemps si elles devenaient réalité, tant le souci de soi domine les comportements.

(...)

(1) Rapport de Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'Education nationale, sur "les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires", juin 2004.

http://www.liberation.fr/transversales/weekend/288981.FR.php

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