Le traitement politique et social de la question des minorités spirituelles en France

La "question des sectes", dérégulation institutionnelle ou singularité française ?

Archives de science sociale des religions 2002 N°118 avril juin 29-44

A partir du livre de Danièle HERVIEU-LÉGER : « La Religion en miettes ou la question des sectes » Calman-Lévy

Par Jean BAUBÉROT et Micheline MILOT

  

(…) Le traitement politique et social de (la question des sectes) en France est doublement dangereux : dangereux par l’ignorance et/ou le mépris de tout discours scientifique sur la réalité sociale (…), dangereux par ses conséquences pour la liberté de religion et de conviction.

 

(…) Le problème social des sectes doit être replacé dans les aspects spécifiques de la crise des institutions à capacité symbolique, de leur rôle respectif et de leurs interrelations spécifiques dans l’histoire de la modernité française.

 

(…) Le « fait sectaire » est perçu de façon dominante en France « comme une sorte de maladie susceptible de miner, à partir des individus contaminés, le corps social tout entier » (p. 56). La lutte contre les sectes devient alors une « campagne d’hygiène publique », une lutte thérapeutique contre une « menace épidémique » (p. 57), s’inscrivant dans le combat séculaire contre ‘l’obscurantisme’ et la ‘superstition’ de la science médicale, relégitimant indirectement cette dernière. La boucle est ainsi bouclée.

 

(…) Certes il me semble clair que la dérégulation pose de nouveaux problèmes et qu’il faut y faire face de manière neuve. Mais pourquoi réguler de façon spécifique le religieux alors que l’ouvrage lui-même montre que des problèmes, des paradoxes, des contradictions analogues traversent le religieux et le non-religieux ? Parce que le religieux a un rapport à l’absolu (p. 71) et donc risque toujours d’induire du fanatisme, de la « sectarité » ? Ne serait-ce pas plutôt l’ensemble du symbolique, de l’idéologique et notamment des multiples formes d’engagements associatifs sacralisant une cause (écologie, chasse, droit au logement, anti-mondialisation, etc.) ou une corporation qui peuvent avoir un rapport à l’absolu ?

 

Le pluralisme extensif des sociétés modernes déborde le religieux. Il multiplie les ambivalences. La perception sociale peut le valoriser ou le trouver menaçant. Mais elle n’est pas toujours lucide et, quand elle dénonce des dangers, elle prend souvent l’effet pour la cause. Cela d’autant plus qu’elle ne maîtrise pas la cause.

 

Peut-être une des causes des risques actuels – et quelle société vivrait sans risque ? – se trouve-t-elle dans une profonde mutation des articulations entre socialisation, subjectivation et identité.

 

(…) les communautés ou les regroupements autour de références religieuses constituent l’un des lieux de construction de sens et de normativité morale qui surgissent souvent en réaction et en résistance aux tendances dominantes de la société. Dès lors, que des conflits de normes surgissent avec la société environnante devient inévitable. Mais ces conflits prennent place dans une dramaturgie sociale fort différente selon le cadre normatif prévalant dans les diverses sociétés.

 

Danièle Hervieu-Léger nous donne accès, sous le mode d’une analyse rigoureuse et sans complaisance, à la scène française où une véritable anxiété collective se manifeste à propos de la question des sectes. L’auteure replace le phénomène sectaire dans le paysage religieux plus général de la modernité, en mettant en perspective la nouvelle économie du croire. Son analyse sociologique incisive permet à la fois de saisir toute l’ambivalence qu’entretient la société française avec le fait religieux et de cerner la cristallisation des peurs collectives que traduit cette anxiété politique sur la question sectaire, anxiété largement construite et fortement entretenue par les médias. Mais ce qui se trouve ainsi mis en procès, c’est la capacité de la tradition républicaine de composer avec la diversification des conceptions du sens qui foisonnent en France comme ailleurs en Occident. L’auteure en appelle donc, en finale, à un débat public raisonné qui rende possible la construction d’une « approche nouvelle du pluralisme religieux à l’intérieur même de la laïcité ».

 

(…) Or, nulle correspondance directe entre les faits et l’anxiété de la société française à ce sujet. Alors, est-ce là beaucoup de bruit pour rien, demanderait Shakespeare ? Ou la France se montre-t-elle avant-gardiste en traquant la « maladie sectaire », tapie dans chaque démocratie ?

 

Après avoir démontré l’imprécision et la réversibilité historique des critères retenus pour dresser la liste des sectes, D. Hervieu-Léger souligne bien que « la publication de la liste et l’effort entrepris par les parlementaires pour fixer la cartographie spirituelle des « groupes potentiellement dangereux » […] révèlent surtout un effort sans issue pour faire barrage au désordre qu’induit la pluralisation dérégulée d’une scène religieuse qui ne s’organise plus exclusivement à partir des « grandes religions » instituées et connues de longue date sur le sol national » (p. 48). En mettant au jour les incohérences, les tâtonnements et les préoccupations de la politique française concernant la question sectaire, l’auteure dégage deux problématiques qui se superposent dans ce débat passionné.

 

Si une telle mobilisation des pouvoirs publics apparaît comme « normale » en France, D. Hervieu-Léger pointe tout d’abord qu’elle repose sur un « doublet » anxiogène : la crainte du risque sectaire et l’allergie au pluralisme, lesquels se traduisent par une volonté de régulation de type normalisateur du religieux, calquée sur un pluralisme confessionnel chrétien. Fort bien décrite, cette typification chrétienne de la normalisation surprend, à prime abord, dans un pays où la laïcité s’est construite justement pour contenir dans certaines limites l’Église catholique. Ainsi, même si l’État français prétend à la neutralité, en ce sens qu’il s’interdit de juger le contenu de telle ou telle croyance, c’est là, il me semble, un premier rétrécissement du sens même de la neutralité, puisqu’une définition implicite de la religion « normale » sert de balises à la puissance publique pour agréer ou stigmatiser telle ou telle association de personnes rassemblées autour de certaines croyances.

 

La seconde problématique cernée par D. Hervieu-Léger est celle de l’opposition, dont les linéaments remontent aux Lumières, entre la volonté démocratique de garantir la liberté de croyance et celle, moins explicite, « d’arracher les consciences à l’influence de représentations jugées radicalement contradictoires avec la raison et l’autonomie » (p. 22). Cette relation fort ambivalente entre la laïcité et la religion a été traduite, dans les ouvrages de Jean Baubérot auxquels l’auteure fait référence, par l’argument de la liberté de penser contre celui de la liberté religieuse. Cette ambivalence entretient, du moins en dehors de la France, la perception que la laïcité, au fond, c’est moins l’aménagement du pluralisme religieux que son évincement. Au Québec notamment, ancienne colonie française, malgré des avancées structurelles notables de la laïcité, l’utilisation du terme lui-même a toujours comporté une difficulté majeure et on lui préférera le néologisme « non-confessionnalité » pour contourner sa teneur anti-religieuse !

 

D. Hervieu-Léger démontre à quel point le rapport de la société française à la question sectaire se traduit par tout un arsenal sémantique de type pathologique et prophylactique. D’où l’importance que prend, dans les discours politiques et médiatiques, le couple « régulation-protection ». D’un point de vue juridique nord-américain, sans doute cette manière de présumer un tel « malaise dans la civilisation » serait-elle perçue comme une tactique pour contourner subrepticement la question fondamentale de la liberté de conscience. Il y a une sorte de paradoxe des conséquences dans la tradition politique française face au fait religieux : l’indifférence et la neutralité que veut afficher l’État se transforment en anxiété face à tout groupe qui ne se situe pas dans le spectre de la définition implicite que la puissance politique se donne du religieux ; ceci implique que la protection que l’on veut absolument assurer à la liberté de pensée contre les croyances considérées absolues comporte tous les ingrédients d’une possible répression de la liberté de religion.

 

La question qui se pose, au-delà du cas français, est de savoir de quel type de régulation peut se réclamer un État démocratique et dans quel but ? Jusqu’où l’État laïque peut-il aller dans ses interventions pour faciliter ou freiner l’expression des particularités identitaires de groupes qui récusent, à différents degrés, l’idéal normatif des sociétés de droit ? L’État doit-il être tolérant envers les intolérants – pour reprendre ici une question de Locke ? Au contraire, faut-il s’attendre à ce que les convictions profondes des individus et les comportements qui en découlent se conforment, sinon d’emblée, à tout le moins graduellement, aux principes démocratiques qui règlent la vie sociale, même si les groupes auxquels appartiennent les individus doivent, pour y parvenir, réinterpréter leurs doctrines et leurs valeurs ?

 

 

(…) Pour John Rawls, par exemple, il est clair qu’« imposer » la conception libérale de l’homme ou imposer une doctrine sectaire, c’est du pareil au même. C’est d’ailleurs l’argument que soutiennent, devant les tribunaux américains, plusieurs groupes religieux fondamentalistes qui s’opposent à l’orientation séculière de l’école publique, car, pour eux, l’« humanisme séculier » n’est pas une doctrine neutre. Rawls convient néanmoins que, compte tenu de sa conception politique de la personne, il ne peut admettre qu’un groupe, qu’il soit majoritaire ou minoritaire, restreigne le droit de ses membres à réévaluer leur conception de la vie bonne et des fins ultimes. En revanche, il faut bien reconnaître que certains individus croient sincèrement et fermement que leur propre conception du bien ne puisse être révisée. L’enjeu fondamental, en définitive, consiste alors à savoir comment résoudre cette tension entre la liberté de pensée et la liberté de conscience.

 

(…) l’État peut-il légitimement intervenir pour ramener l’individu dans « le droit chemin » de la citoyenneté politique, laquelle présuppose qu’il adhère à certaines vertus démocratiques dont la liberté de pensée est l’une des plus essentielles à la délibération politique ?

 

 

(…) Ce qui surprend, d’un point de vue nord-américain en tout cas, c’est que l’appartenance à une secte apparaît en France, de facto, suspecte, dans la mesure où les doctrines ou les pratiques du groupe en question supposent la soumission des membres à une autorité religieuse.

 

Au Canada et au Québec, la publication d’une liste identifiant certains groupes potentiellement dangereux au chapitre de la liberté de pensée et de religion serait sans aucun doute jugée contraire à la Constitution. L’État serait blâmé d’abandonner sa position de neutralité s’il décrétait ainsi ce qui est religieusement correct ou conforme aux valeurs plus communément partagées. Au Canada, les sectes ne constituent pas en elles-mêmes, dans la perception sociale ou politique, une menace pour la société ou pour leurs membres (même si certains individus ou des ex-membres peuvent le penser personnellement). Les débordements du croire ne sont, dans la société canadienne, ni plus ni moins graves ou nombreux qu’en France. Les gestes répréhensibles, accomplis à l’intérieur d’un groupe religieux ou au nom d’une croyance, tombent tout simplement dans le domaine du droit criminel, civil ou administratif.

 

Si, par exemple, la sécurité d’enfants est menacée, que ce soit dans un groupe religieux (comme cela s’est produit) ou dans une famille ordinaire, ils seront placés sous la protection de l’État et les adultes responsables seront accusés d’atteinte à l’intégrité physique et de mauvais traitements, si tel est le cas ; la logique sectaire n’a alors pas grand chose à voir avec le jugement rendu et la perception sociale. Quant aux adultes qui se placent volontairement en situation de soumission et d’abandon à quelque gourou (ou conjoint…), il apparaît assez difficile de définir la ligne de départage entre le droit d’un individu de renoncer à sa liberté de pensée, ou à sa liberté tout court, et le devoir de l’État de rendre effectif l’exercice des droits fondamentaux de la personne, dont la liberté de pensée, en intervenant activement pour ce faire.

 

Comparée à la tradition française et à la position même préconisée par D. Hervieu-Léger qui valorise une régulation politique plus nette, la régulation juridique canadienne est perçue par la population comme plus apte à assurer un traitement d’égale justice et une véritable protection des libertés de pensée et de conscience. Il ne s’agit pas pour autant d’un libéralisme politique qui laisse les tribunaux régler au « cas par cas » les déviances passibles de poursuites criminelles pendant que l’État s’en lave les mains. Il s’agit au contraire, aux yeux des juges, de protéger les individus, particulièrement ceux qui endossent des valeurs non-conformes, contre la pression à la conformité sociale ou contre l’État lui-même. On ne bascule pas pour autant dans une République de juges.

 

(…)  il faut dire aussi que le type de laïcité qui s’est mis en place en Amérique du Nord fut, à la base, un cadre rendant possible la cohabitation des différences, alors que la laïcité française semble éprouver de la difficulté à se désenclaver de l’idéal normatif qui l’a d’abord définie dans sa conquête de légitimité en opposition à l’hégémonie du catholicisme.

 

Il est évident que la perception de la contrainte qu’un groupe minoritaire impose à ses membres se trouve généralement conditionnée par la représentation sociale dominante, rarement par les pratiques réelles du groupe. Quoiqu’il en soit, la reconnaissance de la diversité et du non-conformisme social peut obliger l’État à revoir un certain nombre de ses propres présupposés politiques. Une telle adaptation du politique au pluralisme concerne en premier lieu la capacité d’intériorisation culturelle du pluralisme dans la société elle-même. Mais également, le recours au droit pour repenser les formes de laïcité apparaît tout aussi nécessaire qu’inévitable, compte tenu de l’internationalisation des droits de l’homme et des conventions qui en découlent.

 

(…) La proposition de créer en France un « Haut conseil de la laïcité », que l’auteure avance en conclusion, pourrait sans doute permettre de repenser le dilemme « régulation-protection ». Mais étant positionné auprès du président de la République, ce conseil ne risque-t-il pas de se faire le relais des demandes de conformisme social dans l’examen et le suivi des « problèmes » qui seraient recensés ? Car qui dit problèmes dit définition implicite de ce qui est normal. Par ailleurs, les groupes ou les individus visés pourraient-ils avoir recours au droit pour se défendre contre une régulation qu’ils jugent contraire à la liberté de conscience ?

 

(…) Dans toute société, la tyrannie de l’opinion publique et la pression au conformisme social tendent à imposer, implicitement, ce qui est considéré comme « religieusement correct ». Mais l’État a le devoir de protéger les convictions non conformes, celles de chaque individu comme celles des groupes minoritaires, et d’éviter de servir de relais à ce conformisme social, tout en permettant au pouvoir juridique d’exercer sa fonction.

  

Jean BAUBÉROT

Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité – EPHE-CNRS

Micheline MILOT

Université du Québec à Montréal

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