Communication et manipulation

Fiche de lecture sur La parole manipulée

Philippe Breton,
chercheur au CNRS, enseigne à Paris I Sorbonne
(édition Poche / La Découverte pour les références de pages)

Thomas Marshall
- décembre 2004 -


SOMMAIRE : les chapitres et leurs thèmes

• Introduction
• 1. Permanence de la manipulation dans nos sociétés démocratiques. comment la définir ?
• 2. L’importance de la parole: le fondement de la démocratie ; la publicité au 20° siècle
• 3. La technicisation de la parole: quelles techniques ? quelle éthique ? la propagande
• 4. La manipulation des affects: analyse des procédés exploitant nos émotions
• 5. La manipulation cognitive: analyse des procédés affectant le contenu des messages
• 6. Exemple de manipulation globale: une stratégie manipulatoire complexe de J.M. Le Pen
• 7. Les deux effets de la manipulation sur la société. méfiance pour la parole. l’individualisme
• 8. Une faible résistance: convaincre, pratique sans culture; priorité à l’efficacité sur l’éthique
• 9. Les normes de la parole: pourquoi refuser la manipulation ? que faire ?; liberté de réception

La parole manipulée présente d’abord l’intérêt d’un travail de mise au point et de clarification. Nous avons besoin de mieux comprendre les phénomènes de communication entre les hommes : communiquer, influencer, convaincre, séduire, argumenter, manipuler… tous ces termes ont en commun l’idée que les hommes exercent une action les uns sur les autres en s’exprimant et en échangeant des représentations, des émotions. Mais y a t-il des différences significatives entre les réalités complexes que désignent ces termes ?

L’auteur souhaite contribuer au renouveau de la recherche sur l’argumentation, faite dans le respect de l’autre, distinguée de la manipulation, emprunte d’une certaine violence. L’ambition de ce livre est de montrer en quoi l’emploi des techniques de manipulation de la parole a un effet sur le lien social et sur la démocratie, indépendamment des valeurs que ces méthodes servent à promouvoir. C’est ce qui le distingue d’autres ouvrages récents sur le thème comme le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule.

Philippe Breton décortique le fonctionnement des procédés manipulatoires les plus couramment utilisés, à travers de nombreux exemples concrets empruntés à la politique, à la vie quotidienne ou à la publicité. Il nous apprend ainsi à mieux nous défendre en décodant les messages reçus, plutôt qu’ en les subissant.

1. Permanence de la manipulation

Dans notre société où les moyens de communication sont presque accessibles à tous, où la démocratie et la transparence sont une préoccupation permanente, la manipulation n’est-elle pas dépassée ? Peut-on rejeter les techniques manipulatoires au cimetière des totalitarismes passés, entre la propagande hitlérienne, ses parades militaires, côté Ouest, et la désinformation, la censure façon “Pravda” côté Est ?

Pourtant, quelques épisodes spectaculaires nous rappellent périodiquement que la manipulation est loin d’être le privilège des dictatures: faux charniers, pseudo-armes de destructions massives, agressions imaginaires… que les médias rapportent abondamment avant de faire leur autocritique. On se rend alors compte que par nature, la manipulation tend à se faire invisible au moment où elle est mise en œuvre; ce n’est que rétrospectivement qu’on la découvre. Raison de plus incitant à la prudence: affirmer sans hésiter que la manipulation est en voie de disparition – qu’on est absolument libre, et qu’à la rigueur, d’autres sont influençables et finissent dans une secte; tout ceci pourrait bien n’être que le résultat d’illusions.

Pour le savoir, il faut d’abord comprendre ce qu’est la manipulation et la définir précisément. Ainsi nous pourrons la débusquer, si elle existe, dans les messages que nous recevons chaque jour. Mais la description ne suffit pas, elle a besoin d’être accompagnée de la définition d’une norme: quelles sont les méthodes de communication légitimes et illégitimes ? Car on peut aussi avoir tendance à considérer que toute communication visant à convaincre, à agir sur le récepteur du message est forcément de l’influence, de la manipulation… mais que cela ne porte pas à conséquence, par exemple dans nos relations quotidiennes, ou que cela peut même être amusant, dans la publicité en particulier. Voici le début de la présentation du Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens:

‹‹ Sans doute vous arrive-t-il fréquemment de vouloir obtenir quelque chose d’autrui. Vous voulez que votre voisin s’occupe de votre chien pendant les vacances, que Solange vous accompagne à la Baule, que votre fils pratique votre sport favori, que votre femme réduise sa consommation de tabac, que vos employés prennent part à une formation, que vos amis viennent manifester avec vous contre l’implantation d’une centrale nucléaire, que vos clients essayent votre nouvelle savonnette, etc. Comment vous y prenez-vous ? Vous pouvez exercer votre pouvoir mais encore faut-il que vous en ayez. Vous pouvez convaincre, mais encore faut-il que vous soyez doué pour la persuasion. Vous pouvez aussi manipuler et cela ne demande que l’apprentissage de certaines techniques. ››

La manipulation apparaît ici comme une alternative acceptable à la force, à l’exercice du pouvoir, pour ceux qui ne sont pas doués pour l’art de la parole. Alors la manipulation, arme des faibles ? Amener quelqu’un à faire, ce qu’on voudrait le voir faire… pour son bien évidemment ! Cela nous semble tout naturel et sans conséquences. Pour déterminer les manipulations condamnables, il suffirait d’examiner si l’objectif est légitime ou pas, mais la méthode en elle-même ne serait qu’un “outil” neutre.

A contre-pied, Breton propose cette définition de l’acte manipulatoire: ‹‹ une action violente et contraignante, qui prive de liberté ceux qui y sont soumis. Dans ce sens, elle est déshonorante et disqualifiante pour celui qui met en œuvre de telles ressources, quelle que soit la cause défendue. ›› (p.23) L’auteur tient à maintenir comme norme des relations libres et authentiques entre les hommes, qui sont à la base de l’idéal démocratique.

Plus précisément, en quoi consiste la manipulation ?

1- Son objectif est de réduire le plus possible ‹‹ la liberté de l’auditoire de discuter ou de résister à ce qu’on lui propose ›› (p.24). Elle repose donc sur une stratégie qui ne fonctionne que lorsqu’elle est masquée, dissimulée; ce n’est pas le cas de toutes les stratégies, de toutes les actions préparées par un calcul. La manipulation passe nécessairement par un message fait pour tromper.

Pour l’illustrer, prenons un exemple très simple rapporté par Beauvois et Joule: un père demande à son fils, occupé avec un ami, d’aller lui acheter des cigarettes. Le fils accepte en pensant que ce n’est pas grave, le bureau de tabac étant tout près. Le père lui annonce alors qu’aujourd’hui la boutique du coin de la rue est fermée, qu’il faut aller à une autre, bien plus éloignée. Le fils, qui était déjà sur le point de partir, obtempère et sort de la maison d’un air morose.

Que s’est-il passé ? Le père savait que s’il demandait de but en blanc à son fils d’aller au magasin éloigné, ce dernier n’accepterait pas, car ce serait une trop grande perte de temps. La manipulation repose ici sur la dissimulation d’une information importante, lors d’une première demande, trompeuse, qui permet d’obtenir une première réponse positive. Ensuite, le père compte sur l’effet d’engagement, pour que son fils maintienne son accord, bien que la demande se révèle beaucoup plus “coûteuse” que prévu… efficace, mais bien manipulatoire.

2- La manipulation n’a de sens que lorsque le récepteur offre une certaine résistance que l’on veut vaincre. Manipuler est une façon de convaincre. Mais en quoi est-ce une action violente ? On pourrait se dire que le fils n’aurait certes sans doute pas accepté de rendre service à son père sans stratagème caché; mais quand il le fait, où est la contrainte ? Son père n’a pas donné d’ordre, le fils ne semble pas obéir. Pourtant, il s’agit bien d’une violence psychologique: à la différence d’une violence physique, qui passe par une action explicite, la manipulation ‹‹ consiste à entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion ou provoquer un comportement sans que ce quelqu’un sache qu’il y a eu effraction. Tout est là, dans ce geste qui se cache à lui-même comme manipulatoire. ›› (p.26) C’est sur ce point qu’on peut voir la différence fondamentale avec l’argumentation, qui est une autre façon de convaincre: dans ce cas, on explique comment on cherche à convaincre pendant qu’on le fait. En effet, argumenter pour convaincre consiste à donner à l’auditoire de bonnes raisons d’adhérer à l’opinion proposée ou d’adopter un comportement. A contrario, une personne manipulée ne sait pas pour quelles raisons elle est convaincue. (Dans notre exemple, le fils ne sait pas qu’il rend service à son père par “adhérence” à sa première décision, par “effet de gel”).

Construire un message manipulatoire passe donc par une double préoccupation : ‹‹ identifier la résistance qui pourrait lui être opposée et masquer la démarche elle-même. ›› (p.27)

2. L’importance de la parole

Pourquoi ne peut-on pas être indifférent à l’usage de procédés manipulatoires ? Car la parole, par extension la communication faite pour convaincre, occupe une place déterminante dans notre vie. Si les animaux savent informer leurs congénères par certains signaux et exprimer des sentiments (danger, plaisir, etc.), en revanche seul les hommes cherchent à convaincre leurs semblables. Par définition, la parole humaine se met à distance du monde: on peut dire le contraire de ce qu’on fait. L’animal est incapable de mentir, ses modes de communication sont purement informatifs.
L’ambition démocratique apparaît chez les Grecs au moment où l’on va développer et essayer d’utiliser de façon systématique la faculté de convaincre. C’est alors qu’on écrit les premiers traités de rhétorique. Pourquoi ? Car dans la cité démocratique apparaît un espace politique nouveau, entièrement dédié à la parole. La violence physique y est bannie; on renonce à se faire justice par le règlement de compte. Rompant avec des siècles de revanche “œil pour œil”, c’est une extraordinaire évolution sociale: on défend sa position en essayant de convaincre les juges. Dans l’Assemblée des hommes libres, tout est basé sur le principe d’égalité: la parole de l’un vaut la parole de l’autre. Dans cet espace libéré de la violence physique, une violence symbolique apparaît, celle de la manipulation de la parole. Celui qui la maîtrise gagne ainsi un ascendant, sa parole a plus de pouvoir que celle des autres. La parade trouvée par les Grecs fut l’ostracisme: condamner à l’exil les personnages trop influents pour restaurer l’équilibre dans l’espace de parole égalitaire.

En toile de fond désormais, les sociétés occidentales devront compter sur cet héritage, cet idéal de parole démocratique. L’ordre social n’est plus immuable et voulu par les Dieux: même dans les pires dictatures, le pouvoir a désormais besoin de l’assentiment des victimes, il lui faut les convaincre par tous les moyens possibles. La propagande politique apparaît avec l’Empire romain. Le terme de “propagande” apparaît, sans ses connotations négatives, au moment des guerres de religion. Il faut convaincre le croyant d’être catholique ou protestant: fin 17°s., le Pape réunit une congrégation “pour la propagation de la foi” (de propaganda fide). Plus proche de nous, pendant 40 ans, il fallait convaincre les masses de suivre le camp de l’Ouest ou celui de l’Est. Aujourd’hui encore, même après la fin de la guerre froide, il reste bien des “camps” qui cherchent à gagner la conviction des consciences: libéralisme, altermondialismes, intégrismes religieux, nationalismes et xénophobie, etc.

Nouveauté au 20° siècle dans le champ du convaincre: la publicité. Dès les années 1920, aux États-Unis, les dirigeants d’entreprises industrielles se rendent compte que la réclame commerciale habituelle, qui se contente d’informer des qualités des produits, n’est plus suffisante pour vendre au rythme imposé par la fabrication en série. La surproduction menace. Il faut convaincre les clients potentiels de façon plus efficace; se préoccuper de vendre et pas seulement de produire.
‹‹ Qu’est-ce que la publicité ? Elle consiste dans le contrôle intégral par l’émetteur, d’un bout à l’autre de la chaîne communicationnelle, du message qu’il a produit. ›› (p.52) Cela est valable aussi bien pour la publicité commerciale que politique, gouvernementale, ou en faveur de causes humanitaires. Dans tous ces cas, le message arrive à son destinataire intact, sans modification lors de sa diffusion médiatique (média: intermédiaire au sens premier).
De quoi la publicité veut-elle nous convaincre ? C’est une question très discutée; plutôt que de résumer en une phrase les arguments de l’auteur, je vous incite à les lire (p.53 à 57). D’autant plus que la publicité n’est aujourd’hui qu’une partie des entreprises de communication pour convaincre. Elles s’étendent aussi aux relations publiques, à la communication politique, interne, etc.

3. La technicisation de la parole

Dès que les hommes cherchent à convaincre, ils sont amenés à développer leur maîtrise de l’art de la parole. On trouve témoignage de cette préoccupation dans les premiers manuels de rhétorique antique et les écoles qui l’enseigne au 5° siècle avant JC. C’est une démarche technique: comment rendre un discours convaincant ?
Mais très vite, deux options possibles apparaissent: Va-t-on employer des techniques rhétoriques en étant guidé par la recherche de la plus grande efficacité ? pour convaincre à tout prix ? Ou bien va-t-on baser son usage de la parole sur une recherche d’efficacité bien sûr, mais aussi sur une éthique ? Ce clivage est fondamental, il est présent dans toute la réflexion de l’auteur.
Ensuite, l’auteur présente un panorama historique du puissant développement des techniques manipulatoires au 20 ° siècle. Elles changent complètement d’échelle par rapport à ce que l’on connaissait auparavant. Ainsi, la guerre de 1914-18 inaugure de nouvelles techniques de persuasion, utilisables quand les ressources de la discussion, de la raison, ne suffisent plus: par exemple, la désinformation vise à faire accepter par ceux que l’on veut tromper une description du réel déformée, mais favorable à l’émetteur. L’auteur explique ensuite comment sont nées les techniques de propagande politique (dans les démocraties aussi !) et comment elles fonctionnent. Si elles deviennent de plus en plus sophistiquées, c’est sans doute parce que le public étant désormais plus éduqué, il résiste davantage aux tentatives de persuasion.
Quelles sont les techniques de manipulation utilisées aujourd’hui ? Pour devenir plus conscients des messages manipulatoires que nous recevons au quotidien, ou de ceux que nous émettons en toute bonne foi, il est nécessaire de procéder à un inventaire des procédés manipulatoires les plus répandus. Celui proposé par l’auteur ne prétend pas à l’exhaustivité. Mais il s’appuie sur un point de départ important: il faut savoir analyser ces techniques en tant que processus de communication, puis repérer leurs conséquences, indépendamment des valeurs et objectifs qu’elles servent. Cela veut dire concrètement que l’on peut ainsi critiquer des discours, des publicités, à partir d’une analyse technique et non pas d’un jugement moral. Mais c’est par les exemples donnés par l’auteur que l’on comprend vraiment l’intérêt de cette démarche. Notons que ces exemples montrent rarement un seul procédé à la fois, on en retrouve certains à plusieurs occasions.

4. La manipulation des affects

Une première catégorie de procédés suscite un état émotionnel chez le récepteur afin de paralyser son jugement, de lui faire accepter le message sans discussion. Mais il faut éviter de tomber dans une opposition simpliste entre propagande, nécessairement “irrationnelle”, et argumentation rationnelle, que l’on imagine dénuée de toute émotivité. Le chapitre suivant est consacré à des procédés de “trucage” de l’argumentation, tout aussi importants que la mobilisation des émotions. D’autre part, les aspects esthétiques, séducteurs ou charismatiques d’un message ne sont pas en soi manipulatoires. Un bon orateur n’est pas forcément manipulateur, une personne pleine de charisme n’est pas de ce fait un dangereux gourou !

4. a. l’appel aux sentiments

Un certain nombre de procédés s’appuient sur le sentiment qu’on essaye d’inspirer chez le récepteur.

La séduction - Une histoire antique grecque raconte qu’une femme criminelle, devant le tribunal, n’ayant aucune circonstance atténuante, enleva en désespoir de cause sa tunique, et obtint l’acquittement grâce à l’émotion que suscita son corps nu chez les juges… On voit que les publicités qui font vendre des voitures (ou des cuisines, des parfums, etc.) en montrant des mannequins à moitié nues n’ont rien inventé ! Mais en quoi la séduction est-elle manipulatoire dans ces deux exemples ? N’est-ce pas quelque chose de profondément humain, sans laquelle la vie serait bien triste ? Bien sûr, et il ne s’agit pas de juger du caractère moral ou pas de la présence de ces images dans l’espace public. Mais la séduction a pour fin normale… de séduire ! L’utiliser pour une autre fin, vendre ou se faire acquitter, est un détournement des sentiments. On peut reprendre une phrase très claire de l’auteur, permettant de situer là où est le cœur de la manipulation: ‹‹ la raison qui est donnée pour adhérer au message [en l’occurrence, le charme d’une femme] n’a rien à voir avec le contenu du message lui-même ›› (p.80)

La relation d’identification
est très souvent mobilisée. Le message implicite d’une publicité récente pour de l’électroménager serait: “ Si vous voulez, comme moi, femme de tel footballeur célèbre, être “tendance”, admirée, enviée, achetez la nouvelle machine à laver XYZ.” L’autorité d’une personne connue pèse sur le récepteur, celui-ci est alors amené à trouver désirable ce produit, même s’il n’y a strictement aucun rapport entre le football et les machines à laver. Il faut bien comprendre que ce message manipulatoire n’a pas eu de l’effet que sur les gens qui sont allés acheter le produit après avoir vu la publicité, mais sur tous les gens qui se sont identifiés, même brièvement, à la personnalité mise en scène.

La séduction démagogique est particulièrement utilisée en politique. Elle consiste à faire croire que l’on affirme son point de vue propre alors que l’on ne fait que se couler dans le point de vue de l’auditoire. A chacun, on dira ce qu’il souhaite entendre, adaptant son message aux circonstances et à l’interlocuteur. Ce procédé passe par l’usage d’un vocabulaire suffisamment flou et inconsistant pour que chacun puisse comprendre ce qu’il attendait. Peut-être est-ce le cas du terme à la mode de “développement durable” qui veut dire pour les environnementalistes prise en compte systématique de l’écologie et de la justice sociale dans les choix de société, pour les industriels, croissance durable de leur entreprise.

La séduction par le style est un procédé très ancien. Il est normal qu’un discours soit plus convaincant quand il est exprimé avec un style particulièrement subtil ou élégant. La manipulation commence quand la force d’une formule, du style d’un message se substitue aux arguments; au lieu d’être simplement un ornement, il devient la raison principale qu’on donne pour adhérer au message. Le discours de l’extrême droite est riche en manipulations de ce type.
Cela vaut pour les mots comme pour les images: le message devient manipulatoire quand il convainc principalement par sa forme esthétique, alors qu’elle devrait rester au service du contenu du message. Les œuvres d’art ne sont bien sûr pas concernées, puisqu’elles ne cherchent pas à nous convaincre de quoi que ce soit; à moins qu’elles ne soient instrumentalisées, comme dans la propagande soviétique.
L’auteur attire notre attention sur un style très prisé actuellement, qui séduit par la clarté du message: bref, limpide, transparent, le message ne l’est pas grâce à un effort de pédagogie, mais il entraîne l’adhésion simplement par cet effet d’évidence, faisant oublier l’absence de vrais arguments. Les formats de la télévision poussent à ce travers, en faisant passer sous forme de spots courts, indifféremment clips musicaux, interviews d’hommes politiques, campagnes de prévention santé, publicités commerciales.

La manipulation par la peur et l’autorité est malheureusement bien d’actualité. Il suffit de se référer à la façon dont la psychose suite au traumatisme du 11 septembre est entretenue et exploitée par certains hommes politiques et médias aux États-unis. La peur présente dans le public est une vulnérabilité qui permet de faire accepter des messages, là où un examen attentif des arguments présentés ne serait pas très convaincant. C’est ainsi que l’on a réussi à faire croire à une part importante de l’opinion américaine que Saddam Hussein avait un lien avec Al Qaïda et avec les attentats du World Trade Center.
Il n’est pas facile de tracer la frontière entre la manipulation par l’autorité et l’argument d’autorité. Ce type d’argument repose sur la confiance qu’on peut légitimement accorder à quelqu’un, comme il est impossible de tout vérifier par soi-même. L’auteur rappelle ici la spectaculaire expérience de psychosociologie menée par Stanley Milgram, montrant la soumission de la plupart des sujets à l’autorité de scientifiques, malgré des demandes extrêmes (administrer à un humain des décharges électriques fortes en cas d’erreur).
La manipulation par l’autorité est particulièrement préoccupante dans le cas des innombrables messages commerciaux destinés aux enfants.

4. b. l’amalgame affectif

Un exemple bien connu nous le fera comprendre: à l’origine, une marque de bonbons de province à l’image un peu vieillotte; pour y remédier, un spot publicitaire simple: montrer la boîte de cachous bougeant, puis une mannequin en décolleté agitant sa poitrine de façon érotique, le tout accompagné d’un slogan simple associant les deux éléments. Cachou Lajaunie … vous connaissez la suite.
Cette publicité associe au produit un élément émotif fort, ici érotique, qui n’a aucun lien avec lui. Le message seul n’aurait aucune chance d’être efficace, donc on essaye de lui transférer une valeur émotionnelle favorable à partir de n’importe quel élément extérieur. C’est là qu’est la dimension manipulatoire: l’association proposée est sans fondement.
Le stimulus érotique est assez fort pour que, sur le moment, on ne réagisse pas à cette incohérence. Puis le message est répété suffisamment, jusqu’à ce que le transfert se fasse dans notre esprit, l’association devenant évidente. Désormais, le produit sera augmenté d’une valeur supplémentaire, d’une sensation “programmée”, même si on finit par en oublier l’origine.

4. c. l’effet fusionnel

Dans tous les exemples précédents, on a vu que le message ne nous arrive pas seul, il passe à travers une relation. La démarche fusionnelle aussi instaure une relation particulière entre le manipulateur et le manipulé: mais au lieu de présenter un autre qui séduit, ou suscite la peur, on va ici essayer d’effacer toute différence entre soi et l’autre. Nous voici du côté de l’hypnose, de l’effet de foule…
C’est à ce niveau qu’on trouve le procédé de répétition. S’il existe une résistance à se laisser convaincre au départ, celle-ci s’émousse vite au fil des répétitions, d’autant plus que le message est simple et utilise d’autres techniques de manipulation. Comment fonctionne ce procédé ? Il crée artificiellement un sentiment d’évidence, conduit à une fusion entre le message et l’auditoire. ‹‹ Ce qui nous paraît étrange et sans fondement la première fois — parce que non argumenté — finit par paraître acceptable, puis normal, au fil des répétitions. Cette technique crée l’impression que ce qui est dit et répété a quelque part, très en amont, été argumenté. La répétition fonctionne sur l’oubli que l’on a jamais expliqué ce qu’on répète. ›› (p.94)
Un bon moyen de s’en rendre compte est de compter combien de fois on reçoit un message similaire en une journée, ou en une semaine. Par exemple, “avec une nouvelle voiture vous serez plus… (libre, branché ou viril, etc.)”. Le résultat est souvent supérieur à ce qu’on imaginait d’abord.
L’hypnose et la synchronisation s’utilisent davantage dans les relations interpersonnelles, professionnelles par exemple. Ces techniques sont popularisées par des méthodes de communication comme la P.N.L. (programmation neuro-linguistique). Il s’agit d’adapter son comportement, son attitude corporelle, le rythme de sa respiration en miroir par rapport à celui que l’on veut convaincre. On lui donne l’impression d’être “comme lui”, si bien qu’il se laisse convaincre sans réelle discussion. Fait délibérément, cette technique est bien manipulatoire: les manuels précisent même que ce petit jeu ne doit surtout pas être remarqué par l’interlocuteur !
L’auteur mentionne ensuite des expériences troublantes montrant l’influence du toucher sur notre inclination à nous laisser convaincre.

5. La manipulation cognitive

Il s’agit de la manipulation du contenu du message lui-même, alors que le jeu sur les affects intervenait au niveau de la relation et de la forme du message.

5. a. Le cadrage manipulateur

Proposer un cadrage de la réalité fait partie de toutes nos discussions: nous cherchons à expliquer notre point de vue aux autres, en ordonnant les faits d’une certaine façon, en mettant en avant ceux qui nous touchent le plus ou correspondent à nos priorités. Ainsi on se donne une certaine image du monde, avec des repères stables, qui sont nécessaires pour vivre.
Mais ce qu’on appelle la désinformation correspond à un “cadrage menteur”, selon l’expression de l’auteur. C’est un recadrage faussé du réel, imposé en connaissance de cause par le manipulateur, afin d’induire en erreur et d’en tirer un avantage. Il s’agit de ‹‹ faire passer pour faits bruts et totalement crédibles ce qui n’est que pures inventions, destinées à cacher les vraies informations. ›› (p.102)

Cette technique est reconnue comme une arme de guerre redoutable, mais elle peut être utilisée dans toutes sortes de situations. Ceci dit il est difficile d’estimer quelle est son importance aujourd’hui, puisque personne n’a intérêt à se vanter d’avoir utilisé cette méthode. Désinformer consiste à diffuser un mélange subtil de vraies et de fausses informations, faisant passer pour vrai ce qui est faux et réciproquement. Les médias et Internet sont très vulnérables à ce genre d’opérations. C’est peut-être même le “talon d’Achille” de la société de l’information.

Moins élaboré, mais tout aussi difficile à détecter, le recadrage abusif est une façon déformée de présenter les faits, quand on sait qu’une présentation honnête ne suffirait pas à convaincre. Concrètement, on peut utiliser des mots “piégés”, tendancieux. Par exemple, le terme de “terroristes” peut être utilisé pour susciter l’indignation de façon automatique envers certains groupes, puisque ce mot est très chargé. Par conséquent, on est amené à réagir de façon stéréotypée, sans prendre en compte les différences et particularités de la situation. L’auteur mentionne ici des exemples très intéressants de termes qui fonctionnent comme des “rails mentaux”. Ils nous contraignent à voir la réalité sous certains aspects uniquement. Cela va des euphémismes “frappe chirurgicale” aux chambre à gaz, présentées comme un “détail de l’histoire”. Mais il serait intéressant de chercher dans nos propres façons de parler de ces expressions, qui enferment l’esprit, en attribuant à une personne ou une réalité une “étiquette” réductrice.
L’auteur attire spécialement notre attention sur la tendance à présenter des réalités sociales comme des événements naturels, occultant ainsi leurs causes véritables: ainsi, le vocabulaire météorologique apparaît régulièrement dans la description du chômage ou de la conjoncture économique (“tempête boursière”, etc.).

Le cadrage contraignant est une véritable stratégie manipulatoire qui fonctionne en deux temps. D’abord faire accepter une opinion ou un comportement qui ne pose pas problème et constitue un détour par rapport au but véritable. Puis se servir de ce premier consentement pour en entraîner un deuxième avec une escalade dans l’exigence. Il s’agit du procédé illustré par l’histoire du père qui envoie son fils acheter des cigarettes. Joule et Beauvois examinent dans leur livre de nombreuses variantes de cette technique, dont l’efficacité manipulatoire a été prouvée par de nombreuses expérimentations de psychologie sociale.

5. b. L’amalgame cognitif

Son fonctionnement est analogue à l’amalgame utilisant les émotions. D’ailleurs, ces deux procédés n’en font qu’ un dans bien des exemples. Les catégories, définitions et noms de procédés proposés par l’auteur ne sont pas à prendre comme une description définitive et figée de la “parole manipulée”. Ce sont des outils pour nous aider à analyser des réalités complexes, comme le sont toutes les situations de communication humaine.
Comment fonctionne l’amalgame ? On suggère un lien de causalité non fondé entre une opinion et un élément déjà accepté, par exemple dans l’amalgame xénophobe, présence d’étrangers = cause des problèmes de société. On utilise pour faire accepter ce lien un terme extérieur ayant un “effet de levier”: on rappelle d’abord un problème auquel est sensible l’opinion (le chômage, la délinquance…), qui entraîne une réaction automatique, et c’est à ce moment qu’on introduit l’“explication” (suivant les cas, “les Arabes” ou “l’immigration incontrôlée”, etc.). Les amalgames constituent de véritables réflexes conditionnés mentaux, qui sont créés et entretenus par leur répétition. L’auteur présente le cas d’école des publicités Marlboro associant depuis la fin des années 50 cigarettes et virilité.

‹‹ Une répétition réussie fait oublier les deux termes de l’association initiale, pour ne présenter que le produit [ou toute autre réalité] augmenté de connotations dont on ignore désormais l’origine. Une publicité réussie produit son effet bien après qu’elle a cessé. Un acte de propagande également. ›› (p.123)

Recourir à l’amalgame est un risque bien présent lorsque l’on cherche à communiquer pour changer l’image d’un produit, d’une entreprise ou d’une ville. Le lien avec l’image qu’on leur associe est parfois très mince. Il y a là un vrai problème éthique.

6. Un exemple de manipulation globale

Ces procédés ont été présentés séparément dans un souci de pédagogie. Pour montrer la complexité de leur mise en œuvre dans la réalité, l’auteur propose l’analyse du texte d’une interview de Jean Marie Le Pen sur TF1 en 1995. Il était interrogé et amené à s’expliquer suite au meurtre d’un jeune Comorien par deux colleurs d’affiches du Front National.

Il est étonnant, à la lecture du script, de se surprendre à penser que finalement, M. Le Pen n’a pas entièrement tort. Pourtant, au départ il était sur la défensive, poussé à se justifier pour défendre l’acte lâche et criminel de deux de ses militants.

L’analyse précise et argumentée du texte nous fait saisir la cause d’un tel revirement d’opinion, probablement encore plus net pour le téléspectateur emporté dans le flot de la parole: l’utilisation très subtile par M. Le Pen d’une cascade de procédés manipulatoires, 19 au total, combinant manipulation des affects (recours à la peur et à l’autorité) et manipulation cognitive (recadrages abusifs). Le résultat est bien une violence psychologique sur le récepteur, qui se sent contraint à aller dans le sens de l’orateur.

On peut aussi remarquer que l’auteur ne s’est intéressé ici qu’au discours de M. Le Pen. Il y aurait sans doute aussi des remarques à faire sur d’autres canaux de communication existant lors d’une intervention télévisée: ton de la voix, attitude, gestes, mimiques. De façon générale, ce livre s’intéresse à la manipulation de la parole, mais il ne faut pas oublier que la communication est un phénomène plus large. L’auteur évoque l’utilisation du toucher pour entraîner l’adhésion d’autrui. Il y a peut-être d’autres procédés manipulatoires de communication non verbale à mettre en évidence.

7. Les deux effets de la manipulation

À propos des effets des manipulations, il serait réducteur d’en rester à l’alternative entre celles qui “fonctionnent” et celles qui n’atteignent pas leur objectif. D’ailleurs, il n’est pas toujours évident de déterminer ce qui est un succès ou un échec. Et on ne sait pas par quels processus psychologiques elles produisent leurs effets.

La manipulation efficace : quelques cas où la manipulation a atteint son but.

- La consommation: l’auteur propose le constat que la publicité a globalement réussi, lors des dernières 50 années, à contraindre les populations occidentales à consommer davantage. Les témoignages historiques nous montrent qu’au départ, la publicité a été utilisée par les industriels qui ne parvenaient plus à écouler la surproduction de leurs usines. L’auteur estime que cet objectif aurait été impossible à réaliser sans le recours à une forme manipulatoire de publicité commerciale. Avec l’historien Stuart Ewen, il remarque que les sommes massives investies dans cet entreprise depuis les années 1920 ont radicalement transformé le rapport à la consommation de la culture américaine, auparavant très imprégnée de valeurs puritaines.

- Une catastrophe pour la santé publique: telle a été la conséquence des campagnes menées par les industries du tabac pour briser la résistance sociale à sa consommation courante. L’auteur nous présente cet exemple bien documenté comme un cas d’école de manipulation réussie à l’échelle de sociétés entières.

De façon plus générale, dans le domaine de la santé, l’usage récurrent de messages manipulatoires par divers acteurs économiques réduisent à néant les efforts limités de prévention et d’information scientifique et médicale. Ces messages privent les gens de leur liberté de choix pour leur imposer un comportement. Il est intéressant de comprendre ceci: ‹‹ On peut dire paradoxalement que les gens, globalement, ne sont pas libres de fumer ou de ne pas fumer. Certains sont influencés, d’autres pas, car l’impact de ces campagnes est limité et d’autres facteurs interviennent dans le choix des comportements, mais globalement, on peut rêver d’une situation où, complètement informés de leurs choix et des conséquences de leurs actions, certains choisiraient de fumer en toute liberté, et d’autres pas. ›› (p.149)


- Les ravages de l’amalgame
: la propagande xénophobe, utilisant systématiquement l’amalgame, est responsable du passage à l’acte, c’est-à-dire au meurtre, chez certaines personnes vulnérables psychologiquement. L’assassin de Yitzhak Rabin était sous influence de la propagande de l’extrême droite israélienne, sa liberté n’était que formelle. Le danger vient du fait que ‹‹ la structure de l’amalgame lie étroitement deux termes et propose, pour agir sur l’un, d’agir sur l’autre, en quelque sorte en substitution. ›› (p. 152). Elle conduit à l’idée qu’il faut éliminer une catégorie de la population, vue comme la cause d’un problème. Le génocide nazi n’en est qu’un exemple extrême.

- Des effets indirects: La manipulation peut procurer un certain sentiment de satisfaction d’être pris en charge, débarrassé de la responsabilité de ses décisions, tout en conservant un sentiment illusoire de liberté. Un environnement social saturé de manipulations façonne un “homme d’une espèce nouvelle” , au comportement essentiellement déterminé par les influences extérieures, tel que le décrit le sociologue américain D. Riesman1. Ces influences changeantes tendent à se substituer aux références personnelles et stables (valeurs, normes familiales et sociales) nécessaires pour guider son existence. Le risque est alors de s’identifier à un “homo communicans”, être sans intériorité qui agit en fonction des informations reçues de l’extérieur, c’est-à-dire de façon totalement conformiste.

Les nouvelles sources de l’individualisme

Philippe Breton, en sociologue, va ici plus loin que l’analyse de la communication manipulatoire pour suggérer les conséquences plus larges sur la société que celle-ci peut avoir. Une telle pression des messages manipulatoires dans les sociétés modernes, vivant au rythme des médias de masse, de la publicité, et de la communication politique, ne peut que susciter du conformisme d’une part, et une forte résistance d’autre part. En effet, soumis à des tentatives de manipulation, et ne possédant pas d’outils pour les déjouer, le public se protège par un repli sur soi individualiste. Une méfiance générale envers la parole d’autrui s’installe: méfiance à l’égard des médias, indifférence pour la publicité, rejet de la politique. Les relations sociales sont plus distendues, chacun a tendance à se protéger au sein d’un petit cercle, familial ou amical. La peur des sectes est aussi un symptôme de ce climat social: la figure du gourou décerveleur peut passer pour un bouc émissaire, en marge de la société, endossant toute la volonté de manipulation qui nous vivons et subissons dans notre quotidien.

La forte présence de manipulations engendre une stratégie de protection par le repli sur soi, la séparation des individus. Mais aussi dans le sens inverse, apparaît par contrecoup la recherche d’un lien fusionnel, d’une communion protectrice. Cette tendance se traduit par la nostalgie de la communauté, des racines, la recherche de l’identité, la création de “tribus”. Elle est bien exploitée par l’extrême droite qui entretient l’illusion du bonheur d’être “entre soi” quand les étrangers seront partis. Ce désir de fusion est lui-même mobilisé par des entreprises de manipulation qui jouent sur les affects. Les publicités pour les marques de vêtements de sport l’ont bien compris, en proposant de consommer en vue de s’intégrer dans un groupe identitaire (fans de Nike, Lacoste ou du style “skater”…).

« La fusion, promesse de la manipulation, pourrait bien, […] être recherchée pour elle-même, pour le sentiment qu’elle procure de faire partie, enfin, de quelque chose, n’importe quoi, dans un monde où plus personne ne fait partie de rien. » (p. 164-165)

8. Une faible résistance

L’auteur s’interroge alors sur ce qui rend possible cette situation. Pourquoi la majorité des gens la considère-t-elle comme acceptable ? Et qu’est-ce qui fait qu’en toute bonne foi, nous puissions à un moment ou à un autre devenir nous-mêmes manipulateurs ?

- Convaincre est une expérience quotidienne pour laquelle nous n’avons pas de culture. Personne ne nous a enseigné explicitement à utiliser la parole pour convaincre, ni incité à réfléchir sur les différents moyens de le faire et leurs conséquences. L’enseignement de la rhétorique a eu une grande importance pendant plus de 2000 ans avant de péricliter. Peu de recherches sont menées sur ce thème.

- La réflexion éthique sur les moyens de convaincre est presque inexistante, passant au second plan par rapport à la recherche d’efficacité. L’histoire des sciences favorise aussi cette tendance.

- La division du travail dans l’acte de convaincre pousse à la déresponsabilisation. Par exemple, entre l’homme politique et le public, on trouve une chaîne faite de conseillers, de spécialistes en communication, de journalistes; chacun fait son travail sans forcément se préoccuper du résultat de l’ensemble. Le politique anticipe sur les réactions du public. Il ne se considère pas responsable des moyens que les communiquants lui fournissent, souvent conçus comme des “outils” neutres.

Les journalistes, sans formation adaptée, pensent bien faire leur travail d’information “objective” en répercutant des propos en fait manipulateurs, ainsi mis sur le même plan que de vrais arguments. D’où la phrase caustique de Jean-Luc Godart: ‹‹ L’objectivité journalistique, c’est une minute pour Hitler et une minute pour les Juifs. ››

9. Les normes de la parole

À présent que nous comprenons mieux ce phénomène et son importance sociale, il est temps de se demander ce que nous pouvons faire.

• Deux raisons principales mènent à refuser l’usage de la manipulation:

1- Elle sape la confiance en la parole, donc menace la démocratie. L’emploi de méthodes limitant la liberté de conscience profite en fin de compte à des valeurs hostiles à la liberté.

2- Dans son fonctionnement même, elle atteint la dignité humaine, dépossède l’homme de lui-même pour en faire le jouet d’autrui.

• L’auteur récuse par ailleurs trois présupposés en faveur de la manipulation:

1- Ce serait un mal nécessaire, préférable à l’usage de la force brutale, les hommes étant par nature agressifs et violents. Or, rien n’interdit, après avoir fait reculer la violence physique du quotidien, que les sociétés humaines pacifient également leurs modes de communication.

2- Tout dépend des intentions de l’utilisateur, ces procédés ne sont que des outils neutres. Mais, lorsqu’une technique est faite pour manipuler, elle n’est pas neutre moralement, elle cherche à déposséder l’autre de sa liberté. La séduction n’est plus “ni morale, ni immorale”, dès qu’elle est employée autrement que pour séduire.

3- La manipulation est une arme de défense pour les faibles, face à un pouvoir armé de moyens de contrainte physique. Dans des situations d’urgence peut-être, mais on constate que quotidiennement, elle est bien plus utilisée par les puissants que par les faibles.

Alors que faire ?

1- Apprendre à décoder: connaître les techniques et leur fonctionnement. Cela ferait partie d’ “une culture de l’analyse du message” qui est à créer. Son objectif: ‹‹ apprendre à être un être non influençable en même temps que rester disponible aux autres ›› (p.196). Elle aurait aussi une portée sociale: ‹‹ Savoir analyser les messages reçus ou bien rester prisonnier de leurs effets constitue peut-être une des sources principales d’inégalité sociale aujourd’hui. ›› (p.195)

Face aux messages, nous pouvons adopter une attitude de récepteur actif: Que veut-on nous dire ? Comment le dit-on ? À quelle partie de nous s’adresse-t-on ? Cette attitude est gratifiante, elle nous donne la satisfaction de nous sentir plus libre.

2- Exercer sa responsabilité individuelle, c’est-à-dire être vigilant par rapport à ses propres comportements et paroles. Construire une éthique de l’orateur dont la règle de base serait: celui qui prétend convaincre est responsable de la façon dont l’auditoire reçoit le message et est garant de sa liberté. En effet, “l’orateur“ souhaite naturellement faire partager son opinion aux autres ou les convaincre d’adopter tel comportement. Mais plus profondément, il a besoin de préserver le lien de confiance avec l’autre sans lequel personne ne serait disposé à l’écouter et à se laisser convaincre éventuellement. Il se donne donc des limites dans les moyens qu’il emploie pour convaincre.

3- De nouvelles normes pour la liberté de parole

La liberté d’opinion est le point de départ. Mais peut-on tout dire ? Oui, mais tous les moyens ne sont pas bons pour le dire. On a le droit d’être raciste, de le dire, mais ‹‹ il serait indispensable de ne pas autoriser dans l’espace public certains discours, non pas tant en fonction de leur contenu, que de leur caractère contraignant pour ceux qui les reçoivent […] afin de rendre à chacun sa vraie liberté de choix. ››

La démocratie est fondée sur l’égalité de la parole de tous. Une vraie liberté de parole s’articule autour de trois éléments: la liberté d’expression, certes, mais aussi la liberté de médiation (droit de transmettre) et la liberté de réception. C’est cette dernière liberté que les discours manipulatoires bafouent. Ces normes ne sont pas que juridiques, elles peuvent devenir des repères évident pour tous, comme il est devenu évident de renoncer à se faire justice soi-même par la vengeance.

Il reste du travail pour mieux comprendre ce qu’est l’argumentation; comment cerner ses frontières avec la manipulation, ce qui est parfois délicat dans les faits. Dans ce domaine, la théorie ne suffit pas, tout dépend des situations de communication: un même énoncé peut être manipulatoire pour un certain public et pas un autre. Il ne s’agit ni plus ni moins que de fonder une nouvelle rhétorique pour réintégrer l’acte de convaincre et ses techniques dans notre culture.

La parole manipulée a reçu en 1998 le prix de philosophie morale de l’Académie des sciences morales et politiques.

On peut poursuivre cette réflexion avec L’argumentation dans la communication, Philippe Breton, 2001.

Thomas Marshall, décembre 2004 - tho.mar.pu@wanadoo.fr

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1 La foule solitaire, anatomie de la société moderne, Paris 1964

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