Le
traitement médiatique des "sectes"
L'exemple
récent d'une émission de France 2
"Ça
se discute", 19 septembre 2007
par
Anne Morelli, directrice adjointe du Centre Interdisciplinaire d'Études
des Religions et de la Laïcité à l'Université Libre de Bruxelles (CIERL-ULB)
Il
y a plus de dix ans que Serge Halimi 1, et encore
avant lui Pierre Bourdieu 2 nous avaient prévenus
: la télévision française est un contre-modèle d'information libre et équilibrée.
Elle ne présente que des points de vue convenus, en harmonie avec les positions
du pouvoir et n'accorde aucun espace aux dissidents qu'elle se refuse à inviter
ou qu'elle censure sur le plateau.
Mais vous connaissez le conte d'Alphonse Daudet "La chèvre de monsieur
Seguin". La petite chèvre sait très bien que toutes celles qui l'ont précédée
à aller dans la montagne se sont fait dévorer par le loup, mais elle entend
tout de même l'affronter. Elle se fie à ses petites cornes si pointues...
Telle la chèvre de M. Seguin, je pensais être suffisamment aguerrie aux médias
pour ne pas être piégée par une invitation de France2. Je suis une vieille
habituée des débats de RTL et d'émissions de la télévision belge (RTBF et
VRT). J'y suis invitée soit comme "expert" (en matière historique ou
religieuse) ou comme représentante de la laïcité. J'y suis toujours traitée
avec respect : le débat peut être vif, c'est parfois le cas avec des représentants
religieux, mais "Controverse" par exemple, est enregistrée à RTL en
temps réel, le plus souvent en direct et aucune coupure n'y est réalisée.
Ma seule expérience française (la regrettée émission "Arrêt sur
image") m'avait semblé correcte et j'ai donc tendu une oreille attentive
à l'invitation qui m'était faite par France2. Une charmante assistante me
demandait de participer à une émission dont j'ignorais tout et qu'elle me présenta
comme étant un débat contradictoire sur les nouveaux mouvements religieux. Il
s'agissait de "Ça se discute" de Jean-Luc Delarue.
La jeune assistante demanda à pouvoir recevoir et lire mes livres sur le sujet
et m'en fit un résumé correct qui devait, disait-elle, servir de base à la
construction de l'émission. Elle me promit qu'ils seraient présentés en cours
d'émission.
Un peu inquiète de ce qu'on me disait de Delarue, j'ai demandé à recevoir des
assurances sur le caractère sérieux de l'intervention que je ferais dans l'émission
et sur le caractère véritablement contradictoire du débat. Il m'a été répondu
fermement que des victimes de la "chasse aux sectes" étaient invitées
à venir s'exprimer autant que des victimes de "sectes". Rassurée,
j'accepte de participer à l'émission dont la date est fixée au 5 septembre.
Deux jours avant cette date, l'assistante me rappelle : le titre de l'émission
a changé et intègre le mot péjoratif “gourou” " et par
ailleurs elle ne se déroulera pas en direct. Le contenu de l'émission doit être
supervisé par les instances de la chaîne, elle sera tournée en différé et
montée. En outre on me fait part d'une bien étrange consigne : pour éviter
toute publicité (sic) pour l'une ou l'autre "secte", je suis priée
de ne prononcer le nom d'aucune d'entre elles !
Je pensais faire un parallèle entre le caractère aussi absurde ou raisonnable
des croyances raëliennes et chrétiennes mais je suis estomaquée de devoir
transformer "Raël" par "Tralalala". A ma question de savoir
si je pourrais néanmoins citer les Chartreux, l'assistante ne flairant pas mon
piège, me répond innocemment que "pour eux évidemment, il n'y a pas de
problème" !
Le tournage étant plus tôt dans la journée que le direct prévu initialement,
et les soutenances de mémoire ne me permettant pas de quitter Bruxelles plus tôt,
France2 n'hésite pas à m'envoyer à la gare du Nord un motard pour me conduire
rapidement en ses studios. J'y découvre là un Barnum invraisemblable : les
"spectateurs" sont en fait des figurants dociles qu'on chauffe et
parmi lesquels, les responsables de l'émission - théoriquement ouverte au
public ! - ont vite fait de repérer des personnes qui ont pris pour argent
comptant ce caractère officiellement libre d'accès à l'émission mais qui y
sont indésirables. Une dame, nullement violente, ni sale, ni agressive est
ainsi vouée à l'expulsion. On tente d'abord de la persuader fermement de
quitter les gradins. Comme elle ne s'y résoud pas, deux barbouzes la soulèvent,
la couchent et l'enlèvent, l'un la tenant par les pieds, l'autre par les épaules
! La scène n'apparaîtra évidemment pas à l'écran !
Par ailleurs, la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les
Sectes : MIVILUDES, est intervenue en dernière minute, pour que ne soient pas
admises à témoigner les victimes de la chasse aux sectes, pourtant dûment
invitées (billet de train et hôtel déjà payés) et présentes.
L'émission s'intitule "Ça se discute" mais en réalité aucune
discussion n'est possible : les "victimes des sectes" seules ont la
parole. Elles sont invitées, une à une, à venir témoigner très longuement
d'histoires tragiques et émouvantes qui leur sont advenues il y a parfois plus
de vingt-cinq ans.
Un psychothérapeute, issu comme moi de l'Université de Bruxelles, a été
invité à parler de sa pratique. Jean-Luc Delarue le traite avec une ironie
agressive et dès qu'il commence ses explications, le présentateur l'interrompt
(par deux fois) pour dire : "On ne va pas rester ici toute la nuit à vous
écouter". A la deuxième interruption, ce monsieur se lève dignement et
quitte le plateau.
A la représentante de la MIVILUDES, par contre, le temps n'est en rien compté
et elle seule peut intervenir pendant toute l'émission et sur tous les sujets.
Quant à moi, après une attente de deux heures en périphérie du plateau (la
seule corbeille de fruits secs y porte une insolente mention "réservée”
et est réservée au seul M. Delarue !), j'y suis finalement introduite en fin
d'émission. Avant de m'asseoir sur le siège que vient de quitter le psychothérapeute,
je demande à Delarue s'il me traitera plus poliment que son invité précédent
mais ce sera à peine le cas. Le temps presse et lorsque j'entame un parallèle
avec des pratiques "nuisibles" des grandes religions, Delarue
m'interrompt pour dire : "Il me semble que vous avez un fameux problème
avec la religion catholique". Ses moqueries sont relayées automatiquement
par le rire (enregistré ou spontané ?) du public.
Au moment où l'un des témoins profère une énormité, je me décide à
intervenir mais... mon micro est fermé. Il est totalement impossible de
discuter à "Ça se discute". De mes livres, il n'a évidemment pas été
question.
Je comprends pourquoi aucun groupement religieux accusé d’être une
"secte" ne doit accepter de participer à de telles parodies de débat.
Cette émission a hélas obtenu en 2000 et 2003 le prix du "meilleur
magasine de société".
Moi-même, je me repens d'être innocemment tombée dans ce piège qui ranime
l'hystérie anti-sectes et n'offre aucun espace de discussion.
Sur le trottoir des studios, des responsables de la MIVILUDES se félicitent de
l'excellent résultat obtenu. Ils ont ranimé l'angoisse et la phobie
anti-sectes qui, en France, assurent leur étrange emploi, inconnu dans la
plupart des autres pays.
Des personnes, dûment invitées mais empêchées de parler, pestent sur le
temps qu'on leur a fait perdre.
L'assistante rappelle les figurants qui, en bâillant, rejoignent le tournage de
l'émission show suivante.
L'oreille basse, je pars chercher dans Paris un restaurant qui puisse m'offrir
pour 15 euros (c'est le maximum qui m'a été attribué !) un repas du soir avec
boisson (Mac Do peut-être ?). Il me restera à me faire rembourser, via des
formalités compliquées, l'argent que j'ai avancé pour le train et ce
plantureux repas, et surtout à méditer sur les risques de vouloir toujours
tout vérifier par soi-même selon le principe du libre examen qui soutient
l'enseignement de mon Université....
(1)
Les nouveaux chiens de garde (1997)
(2) Sur la télévision (1996)
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Voir
l'interview vidéo d'Anne Morelli par le CICNS
Voir
le clip du CICNS qui analyse cette émission
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