Le devoir de déplaire

par Éric de Montgolfier

aux éditions Michel Lafon 

 

Extraits de lecture par l'équipe du CICNS

 

 

Éric de Montgolfier est procureur de la République. Il est connu pour sa haute idée de la Justice et sa difficulté à faire partager sa conception du service à cette institution auprès d'une partie de sa hiérarchie. Des affaires l'ont fait connaître du public, notamment son action d'assainissement du Tribunal de Grande Instance de Nice (où il s'est dit effaré par l'influence des réseaux affairistes de Francs-maçons sur les procédures en cours. Jusqu'au jour où il apprend que le doyen des juges d'instruction, Jean-Paul Renard, a transmis des informations confidentielles - provenant d'extraits de casiers judiciaires - à des membres de la Grande Loge nationale de France, à laquelle il appartient). Son livre "Le devoir de déplaire" nous permet de mieux comprendre l'interaction des différentes forces de pouvoir à l'oeuvre : chancellerie, préfecture, tribunal, barreau. Sans pour autant aborder des cas qui concernent des minorités spirituelles, le livre évoque des thèmes qui les affectent depuis de nombreuses années : l'influence du politique sur l'action judiciaire, la fragilité de la présomption d'innocence, le rôle des médias...

 


 

(...) Légitimement, nos concitoyens aspirent à la sécurité, s'égarant parfois à la confondre avec la tranquillité à laquelle aspire leur intolérance.

(...) Le débat sur la présomption d'innocence me semble bien récent, quand celle-ci, depuis longtemps, est constamment violée, dans l'indifférence générale, au moins pour la plupart de ceux auxquels s'intéresse la Justice. Il a fallu que celle-ci élargisse le champ de son action à des notables qui n'en avaient guère l'habitude pour qu'enfin l'on s'intéresse aux droits des mis en cause (...) On voit bien que certains seront toujours innocents, plus longtemps que d'autres, jusqu'à ce qu'ils soient condamnés. Un effet de la discrimination positive, peut-être.

(...) la présomption d'innocence mériterait d'être mieux garantie, autrement que dans la proclamation. Il faudrait sans doute revoir pour partie la loi sur la presse et, quand celle-ci s'en écarte, permettre sa mise en cause dans des conditions plus aisées.

(...) Établir la présomption d'innocence, cela ne consiste pas seulement à édicter que toute personne est innocente des faits dont on l'accuse tant que le contraire n'a pas été judiciairement et définitivement démontré. Il faut, quand nous recueillons une information, que nous cessions de l'analyser en considération de ce que nous voulons bien en croire. Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage et nous sommes d'autant plus portés à croire le mal que l'on dit d'autrui que nous ne l'aimons pas. Museler la presse peut être une ambition. Il serait sans doute préférable de la conduire à n'être pas que le reflet de nos instincts.

(...) Ainsi est la presse qui, se jouant des mots, nuit aux réputations et refuse de reconnaître ses erreurs, ses fautes encore moins.

(...) Justice, que de crimes l'on commet en ton nom !

(...) Le législateur devrait sans doute renoncer à faire figurer l'ordre public parmi les motifs qui peuvent encore fonder une décision de placement en détention provisoire. En dépit de "toilettages répétés", la référence demeure dans la loi et, dans la banalité du quotidien judiciaire, l'ordre public constitue la "tarte à la crème" des réquisitions et des ordonnances d'incarcération provisoire. Il me semble qu'il serait plus conforme aux principes qui doivent animer la Justice de se priver d'y recourir. S'il n'y a que l'ordre public pour justifier une décision de cette nature, autant dire qu'elle n'est pas pertinente et, s'il y a de bonnes raisons, autant ne pas les pervertir par cet ersatz. Il faudra bien que juges et procureurs finissent par se pénétrer de l'idée que, si la répression appartient à la Justice, celle-ci doit s'en écarter quand elles n'ont plus rien en commun.

(...) Souvent l'on prétend qu'il est légitime que le Garde des Sceaux donne des instructions particulières aux parquets, parce que le pouvoir exécutif qu'il représente doit avoir la possibilité de faire connaître son opinion aux magistrats chargés de la défense des intérêts de la collectivité. C'est, me semble-t-il, s'asseoir un peu rapidement sur le principe de la séparation des pouvoirs. Autant il est normal que le représentant du gouvernement au sein de l'institution judiciaire dispose du droit de contraindre les magistrats du parquet à faire respecter la loi, autant il ne le serait pas qu'il puisse disposer de la faculté de les en empêcher. C'est toute la différence qu'il y a entre des instructions positives, qui conduisent à des poursuites, et des instructions négatives, qui tendent à les empêcher.

(...) Bien qu'elle constitue l'expression supérieure de la volonté nationale, la loi est malléable. La difficulté tient moins à l'interprétation à laquelle se livrent naturellement juges et procureurs qu'à celle qui procède de l'administration gouvernementale. La pratique des circulaires reste contestable quand, au gré des variations politiques, elles prétendent imposer au Ministère public une lecture de la loi qu'elle même n'a pas prévue (...) C'est supposer, d'une part, que le procureur de la République est le représentant du gouvernement, ce qui n'est certainement pas le cas, d'autre part que celui-ci pourrait donner des directives pouvant corriger la loi, seule expression de la volonté générale. Le mieux serait peut-être, dès son vote, de veiller à la rendre claire, de telle sorte que nul ne puisse être tenté de l'interpréter à des fins partisanes.

M. De Montgolfier se soucie de la psychologie des magistrats et lui-même s’est beaucoup interrogé sur ses motivations dans un souci de justice. Il n’hésite pas au cours de ce livre à  faire des confidences et témoigner de ses propres compromissions en décrivant ce qui l’a amené à agir ainsi. Il ressort de cette lecture que la Justice n’est qu’une parodie de justice et que même l'auteur, qui apparaît ici comme quelqu’un aimant la vérité,  décrit l’impossibilité de se défaire d’une pression exercée soit par un ministre, par son supérieur hiérarchique, ce qu’il décrit comme une culture de soumission (Chapitre 4 page 109) :  

(...) notre présence ne sert que de caution et, le cas échéant nous range aux côtés des bourreaux. Sans aller jusque-là, ma conscience n’est pas restée indemne de quelques reniements.

(...) depuis longtemps perplexe quant  à mes propres motivations, j’avais un jour suggéré lors d’un colloque à l’École Nationale de Magistrature qu’il serait opportun de permettre à chacun de ceux qui aspirent à juger les autres de rencontrer un psychiatre… Pendant quelque temps je ne fus plus invité.

 

(...) Il n’est pas certain que la magistrature et l’université  suffisent à déterminer si les candidats offrent déjà, à ce stade de leur jeune existence, les garanties de cœur et d’esprit qui leur serviront à juger. Le brio, qu’il soit juridique ou d’expression, peut être indicatif, certainement pas déterminant. Si l’essentiel parfois se devine, les conditions du concours d’entrée n’apportent qu’une réponse aléatoire à la seule question qui vaille : le candidat a-t-il la maturité suffisante pour s’affranchir de ses propres contraintes au bénéfice des seules nécessités collectives ? De ce point de vue, des psychologues auraient sans doute leur place dans le jury pour mieux distinguer chez le candidat l’amour des autres de celui qu’il se porte. Narcisse n’était juge que de son propre reflet. On sait où cela l’a conduit. Il en mourut, ne laissant à la postérité qu’un adjectif redoutable. »

 

Au sujet des Francs-maçons :

 

(...) Comme n’importe qui, le magistrat peut revendiquer un jardin secret pour reprendre l’expression d’un garde des Sceaux en faveur de ceux qui incluent l’appartenance à l’une des obédiences de la franc-maçonnerie. Ma préoccupation est autre tant il est évident que l’on n’avait plus affaire à des maçons, juste ceux qui abusaient de la pénombre dont les autres s’entourent dans leur quête initiatique. (...) Quand même la facilité pourrait y conduire, il faudrait ne point aimer la vérité pour soutenir qu’il n’y a que des maçons malhonnêtes… Pour en avoir connu plus d’un, et des plus estimables, je ne m’y aventurerai pas… Mais la question est ailleurs. Elle tient à l’opportunité pour un magistrat d’être également maçon quand cette adhésion est de nature à compliquer l’exercice de ses attributions judiciaires (...) La difficulté provient plutôt, en dehors de toute suspicion tenant à la confusion des appartenances, de ce que l’une est publique tandis que l’autre reste au moins « discrète ». Pourtant nul n’oblige le maçon à taire son appartenance. Les constitutions auxquelles son initiation le soumet ne lui interdisent que de dévoiler ses frères. (...) Si nul n’est contraint d’être maçon, nul ne l’est davantage d’être magistrat. Il vaut mieux renoncer à cumuler ces deux qualités dès lors que l’une nuirait à l’autre par une discrétion préjudiciable à la Justice. Il suffirait peut-être de publier cette double appartenance, au moins de ne pas la cacher, pour ne pas la rendre nuisible. L’expérience des dossiers médiatiques m’a enseigné les bienfaits de la lumière. Quand elle baigne le prétoire où se rend la Justice, le juge est moins tenté, pour peu qu’il y soit porté, de la dévoyer.  

Lire aussi : La Justice française est-elle indépendante ?

Justice Française et minorités spirituelles

Le juge français face aux sectes

 

Haut de page


© CICNS 2004-2015 - www.cicns.net (Textes, photos et dessins sur le site)