Libertés, droits, répression

Par Éric Bouzou (octobre 2009) 

La liberté individuelle est présentée comme un des piliers de la société occidentale moderne. Le citoyen est censé se prendre en charge, faire des choix éclairés grâce à sa liberté de conscience et sa liberté de pensée qui sont garanties par de nombreux textes fondateurs et lois.

Plusieurs facteurs viennent contrarier cette liberté individuelle. Des facteurs appartenant à l'individu, lui-même assailli par ses propres peurs. Ces peurs peuvent être artificiellement alimentées de l'extérieur (la peur des sectes par exemple) mais elles trouvent avant tout un écho chez une personne donnée. La crise actuelle, trompeusement dénommée crise économique et financière alors qu'elle remet en cause très profondément le sens donné à l'existence humaine dans une société mercantilisée à l'extrême, peut terroriser des citoyens. Face à ces peurs, beaucoup de personnes choisiront d'être protégées ou s'imaginer l'être quitte à y perdre une partie plus ou moins grande de leurs libertés.

D'autres facteurs, extérieurs, viennent contrarier la liberté individuelle. Les règles de vie commune, l'ordre public, imposent un certain nombre de contraintes. Par ailleurs les Etats, toujours prompts à s'autoproclamer champions de la défense des libertés sont les premiers à les limiter voire les réprimer dès qu'ils en ont l'occasion. 

La notion de « droit », qui permet a priori d'asseoir des conditions favorables à l'exercice des libertés, nous semble devenir de plus en plus un concept fourre-tout et un outil efficace pour les réprimer. Sur son blog, Maître Eolas rappelle la distinction entre droit et liberté : « (...) le droit crée une créance, c'est-à-dire permet à son titulaire d'exiger d'autrui un comportement respectant ce droit, tandis que la liberté s'entend d'une interdiction d'interdire. Les droits reconnus par la déclaration de 1789 sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression (article 2). Les libertés consacrées par ce texte sont la liberté de conscience (article 10), d'expression (article 11) et, de manière générale, la liberté de faire tout ce que la loi ne prohibe pas et qui ne nuit pas aux libertés d'autrui (article 5) ». C'est à l'Etat d'assurer les principaux droits des citoyens et donc d'honorer les « créances » correspondantes. Mais ce terme économique n'est pas anodin dans une société qui met au centre de son fonctionnement l'argent et la maximisation du profit. La gestion économique d'un droit risque fort de se faire à son détriment. Autre tactique, des droits sont rendus inopérants par d'autres droits, devenus conjoncturellement prépondérants. Quelques exemples. 

Le droit à l'instruction et les dispositions qui en découlent permettent aux citoyens d'exercer dans de meilleures conditions leur liberté de pensée. Une bagarre féroce a pourtant opposé les deux « Frances » pour statuer sur la place des écoles confessionnelles en relation avec l’Ecole républicaine, lutte qui ne s'est terminée, selon Jean Baubérot, que dans les années 80. Néanmoins, le 18 décembre 1998, une loi de renforcement du contrôle de l'obligation scolaire a été votée dans le but non dissimulé de s'opposer aux structures scolaires fondées par les groupes arbitrairement qualifiés de « sectaires » (rappelons qu'en France, ce n'est pas l'école qui est obligatoire mais l'instruction). À cette loi, s'est ajouté un certain nombre de modifications législatives pour limiter les possibilités d’instruction à la maison. Le droit à l'instruction s'est donc transformé insidieusement en « quasi obligation d’assister à l'instruction républicaine ». Que dire dès lors des conditions d'exercice de la liberté de pensée ? 

La loi de 1905 a défini (« consacré » pourraient dire certains, tant ils ont construit, au cours du temps, une religion civile avec la laïcité) le cadre laïc dans lequel peut s'exercer la liberté de conscience et la liberté de culte. Pourtant, l'Etat s'est empressé de créer un « statut cultuel » régissant l'attribution des exonérations fiscales. Il n'y a rien de surprenant a priori à ce que l'Etat se donne la possibilité de choisir de façon éclairée ceux qui bénéficieront du statut cultuel. Mais la manière dont ce statut est utilisé en France le rend équivalent à un droit que s'octroie l'Etat de sanctionner ce qui est cultuel et ce qui ne l'est pas. Même si une association a le « droit » de se déclarer « cultuelle » auprès du Préfet, cette dénomination n'aura de valeur symbolique réelle aux yeux des autorités et du public que si le statut cultuel est accordé ; il ne s'agit pas de minimiser l'importance que peut revêtir pour une association l'exonération fiscale mais de montrer comment le statut cultuel a tordu le droit d'être considéré comme une association cultuelle. L'exemple le plus marquant sur cette question concerne les Témoins de Jéhovah. Il faut être d'une profonde « mauvaise foi » pour refuser aux Témoins de Jéhovah la qualité cultuelle de leurs associations, au nom de laquelle celles-ci ont le droit de se rassembler comme bon leur semble. Pourtant la polémique autour du statut cultuel des Témoins de Jéhovah, sur fond de lutte antisectes, est un facteur constant de confusion entretenue pour suggérer que le droit à la dénomination « cultuelle » de ce groupe et au rassemblement sont usurpés voire illégaux.

Pour lutter contre lesdites « sectes », l'Etat a par ailleurs inventé un type de droit qui est en train de phagocyter tous les autres : les droits des victimes de sectes. Il suffit de se déclarer « victime de secte », de préférence avec le soutien actif d'une association antisectes, pour voir se déclencher contre un groupe entier l'arsenal judiciaire désormais disponible pour lutter contre les sectes (peu importe si les termes « dérives sectaires » et « sectes » n'ont aucune définition juridique).

Que reste-t-il dans ces conditions de la liberté de conscience et de la liberté de culte, si ceux qui l'exercent sont immédiatement mis au ban de la société lorsqu'ils appartiennent à une minorité ? 

Le droit d'accès aux soins est précieux pour tous les citoyens. Pourtant, les enjeux économiques et des choix idéologiques orientés ont conduit à une mise à l'écart des thérapies alternatives. Le meilleur moyen, aujourd'hui en France, de mettre à l'index des activités quelles qu'elles soient, sans avoir à donner d'explications, est de les déclarer « sectaires ». C'est ce qui a été fait avec « succès » pour les thérapies alternatives. Le droit d'accès aux soins s'est donc transformé en « droit d'accès exclusif aux soins allopathiques de la médecine conventionnelle ». Que reste-t-il dans ces conditions de la liberté de choix thérapeutique pourtant sanctionnée par la loi Kouchner du 4 mars 2002 ? 

Parler au nom des droits divers et variés et même fondamentaux comme les « droits de l'homme » donne une respectabilité au propos. Mais cette respectabilité est parfois artificielle. Dans son ouvrage Le Moment Fraternité, éditions Gallimard, Régis Debray évoque la « Religion de l'Occident Contemporain (ROC) » que sont devenus les droits de l'homme ; considérant la radioscopie que pourrait en faire un sociologue, il précise (p. 123) : « (...) dans tous les régimes d'oppression, et jusqu'en Europe même, les militants des droits de l'homme sont le sel de la terre, dont nous devons tous assurer la défense. La qualité des personnes est une chose, les systèmes d'autorité qu'ils nourrissent à leur insu, et qui s'en nourrissent en retour, en sont une autre ». Faut-il dès lors s'étonner qu'il y ait au sein des associations de défense des droits de l'homme françaises des personnes parmi les plus virulentes dans le combat mené contre les sectes, quand bien même cette lutte ne respecte aucune règle démocratique ? 

La référence solennelle aux libertés et aux droits devient un passage obligé de toute revendication. De fait, c'est au nom des mêmes libertés et droits que les activistes antisectes et les défenseurs de la liberté spirituelle s'expriment. Sans délégitimer ce type de référence mais pour le mettre en perspective et ainsi éviter la cacophonie et les faux-semblants, il n'est pas inutile de prendre en considération les propos du philosophe Gilles Deleuze (L'Abécédaire de Gilles Deleuze avec Claire Parnet, éditions Montparnasse, produit et réalisé par Pierre-André Boutang) : « Le respect des Droits de l'Homme, ça fait presque partie de cette pensée molle (...) c'est du pur abstrait, c'est du vide. Ce sont des discours pour intellectuels qui n'ont pas d'idées (...). Toutes les abominations que subit l'homme sont des « cas » ; ce sont des « cas » abominables. Ce sont des situations de jurisprudence. Agir pour les libertés, devenir révolutionnaire, c'est opérer dans la jurisprudence (...). La Justice, ça n'existe pas, les droits de l'homme, ça n'existe pas. Ce qui compte c'est la jurisprudence. C'est ça l'invention du Droit (...). Il s'agit d'inventer des jurisprudences où pour chaque cas, ceci ne sera plus possible ». 

Si des droits peuvent devenir un outil de répression de libertés ou d'autres droits, pourquoi cette répression n'est-elle pas perçue et dénoncée plus vigoureusement ? Sans aucun doute parce que maquiller une répression graduelle derrière un « droit » défendu avec force effet de manche, est suffisant pour endormir la population. C'est ainsi qu'au nom du droit des victimes de sectes, les autorités publiques peuvent graduellement entamer le droit à une existence reconnue et paisible des minorités spirituelles sans provoquer de réaction aucune dans le reste de la population. 

La « créance » des droits multiples et variés que les citoyens réclament à l'Etat peut facilement se retourner contre eux. Il serait sans doute temps de revenir à une expérience plus intériorisée de la liberté individuelle au lieu de se projeter vers l'extérieur à travers l'acquisition de nouveaux droits. Mais il ne faudra pas compter sur l'aide de l'Etat pour cela, ce n'est pas son intérêt. C'est à la société civile d'affronter ses peurs de façon individuelle et collective. 

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