Libertés, droits, répression
La liberté individuelle est présentée comme un des piliers de la
société occidentale moderne. Le citoyen est censé se prendre en
charge, faire des choix éclairés grâce à sa liberté de conscience et
sa liberté de pensée qui sont garanties par de nombreux textes
fondateurs et lois.
Plusieurs facteurs viennent contrarier cette liberté individuelle.
Des facteurs appartenant à l'individu, lui-même assailli par ses
propres peurs. Ces peurs peuvent être artificiellement alimentées de
l'extérieur (la peur des sectes par exemple) mais elles trouvent
avant tout un écho chez une personne donnée. La crise actuelle,
trompeusement dénommée crise économique et financière alors
qu'elle remet en cause très profondément le sens donné à l'existence
humaine dans une société mercantilisée à l'extrême, peut terroriser
des citoyens. Face à ces peurs, beaucoup de personnes choisiront
d'être protégées ou s'imaginer l'être quitte à y perdre une partie
plus ou moins grande de leurs libertés.
D'autres facteurs, extérieurs, viennent contrarier la liberté
individuelle. Les règles de vie commune, l'ordre public, imposent un
certain nombre de contraintes. Par ailleurs les Etats, toujours
prompts à s'autoproclamer champions de la défense des libertés sont
les premiers à les limiter voire les réprimer dès qu'ils en ont
l'occasion. La
notion de « droit »,
qui permet a priori d'asseoir des conditions favorables à l'exercice
des libertés, nous semble devenir de plus en plus un concept
fourre-tout et un outil efficace pour les réprimer. Sur son blog,
Maître Eolas rappelle la
distinction entre droit et liberté : « (...)
le droit crée une créance, c'est-à-dire permet à son titulaire
d'exiger d'autrui un comportement respectant ce droit, tandis que la
liberté s'entend d'une interdiction d'interdire. Les droits reconnus
par la déclaration de 1789 sont la liberté, la propriété, la sûreté,
et la résistance à l'oppression (article 2). Les libertés consacrées
par ce texte sont la liberté de conscience (article 10), d'expression
(article 11) et, de manière générale, la liberté de faire tout ce que
la loi ne prohibe pas et qui ne nuit pas aux libertés d'autrui
(article 5) ». C'est à l'Etat d'assurer les principaux droits des
citoyens et donc d'honorer les « créances » correspondantes. Mais ce
terme économique n'est pas anodin dans une société qui met au centre
de son fonctionnement l'argent et la maximisation du profit. La
gestion économique d'un droit risque fort de se faire à son
détriment. Autre tactique, des droits sont rendus inopérants par
d'autres droits, devenus conjoncturellement prépondérants. Quelques
exemples.
Le droit à l'instruction et les dispositions qui en découlent
permettent aux citoyens d'exercer dans de meilleures conditions leur
liberté de pensée. Une bagarre féroce a pourtant opposé les deux
« Frances » pour statuer sur la place des écoles confessionnelles en
relation avec l’Ecole républicaine, lutte qui ne s'est terminée,
selon Jean
Baubérot, que dans les années 80. Néanmoins, le 18
décembre 1998, une
loi de renforcement du contrôle de
l'obligation scolaire a été votée dans le but non
dissimulé de s'opposer aux structures scolaires fondées par les
groupes arbitrairement qualifiés de « sectaires » (rappelons qu'en
France, ce n'est pas l'école qui est obligatoire mais l'instruction).
À cette loi, s'est ajouté
un certain nombre de modifications législatives pour limiter les
possibilités d’instruction à la maison. Le droit à
l'instruction s'est donc transformé insidieusement en « quasi
obligation d’assister à l'instruction
républicaine ».
Que dire dès lors des conditions d'exercice de la liberté de pensée ?
La loi de 1905 a défini (« consacré » pourraient dire certains, tant
ils ont construit, au cours du temps, une religion civile avec la
laïcité) le cadre laïc dans lequel peut s'exercer la liberté de
conscience et la liberté de culte. Pourtant, l'Etat s'est empressé de
créer un « statut cultuel » régissant l'attribution des exonérations
fiscales. Il n'y a rien de surprenant a priori à ce que l'Etat se
donne la possibilité de choisir de façon éclairée ceux qui
bénéficieront du statut cultuel. Mais la manière dont ce statut est
utilisé en France le rend équivalent à un droit que s'octroie l'Etat
de sanctionner ce qui est cultuel et ce qui ne l'est pas. Même si une
association a le « droit » de se déclarer « cultuelle » auprès du
Préfet, cette dénomination n'aura de valeur symbolique réelle aux
yeux des autorités et du public que si le statut cultuel est accordé
; il ne s'agit pas de minimiser l'importance que peut revêtir pour
une association l'exonération fiscale mais de montrer comment le
statut cultuel a tordu le droit d'être considéré comme une
association cultuelle. L'exemple le plus marquant sur cette question
concerne les Témoins de Jéhovah. Il faut être d'une profonde
« mauvaise foi » pour refuser aux Témoins de Jéhovah la qualité
cultuelle de leurs associations, au nom de laquelle celles-ci ont le
droit de se rassembler comme bon leur semble. Pourtant la polémique
autour du statut cultuel des Témoins de Jéhovah, sur fond de lutte
antisectes, est un facteur constant de confusion entretenue pour
suggérer que le droit à la dénomination « cultuelle » de ce groupe et
au rassemblement sont usurpés voire illégaux.
Pour lutter contre lesdites « sectes », l'Etat a par ailleurs inventé
un type de droit qui est en train de phagocyter tous les autres : les
droits des victimes de sectes. Il suffit de se déclarer « victime de
secte », de préférence avec le soutien actif d'une association
antisectes, pour voir se déclencher contre un groupe entier l'arsenal
judiciaire désormais disponible pour lutter contre les sectes (peu
importe si les termes « dérives sectaires » et « sectes » n'ont
aucune définition juridique).
Que reste-t-il dans ces conditions de la liberté de conscience et de
la liberté de culte, si ceux qui l'exercent sont immédiatement mis au
ban de la société lorsqu'ils appartiennent à une minorité ?
Le droit d'accès aux soins est précieux pour tous les citoyens.
Pourtant, les enjeux économiques et des choix idéologiques orientés
ont conduit à une mise à l'écart des thérapies alternatives. Le
meilleur moyen, aujourd'hui en France, de mettre à l'index des
activités quelles qu'elles soient, sans avoir à donner
d'explications, est de les déclarer « sectaires ».
C'est ce qui a été
fait avec « succès » pour les thérapies alternatives. Le droit
d'accès aux soins s'est donc transformé en « droit
d'accès exclusif aux soins allopathiques de la médecine
conventionnelle ». Que reste-t-il dans ces conditions de la liberté
de choix thérapeutique pourtant sanctionnée par la
loi Kouchner du 4 mars 2002 ?
Parler au nom des droits divers et variés et même fondamentaux comme
les « droits de l'homme » donne une respectabilité
au propos. Mais cette
respectabilité est parfois artificielle. Dans son ouvrage
Le Moment Fraternité,
éditions Gallimard, Régis Debray évoque la « Religion de l'Occident
Contemporain (ROC) » que sont devenus les droits de l'homme ;
considérant la radioscopie que pourrait en faire un sociologue, il
précise (p. 123) : « (...)
dans tous les régimes d'oppression, et jusqu'en Europe même, les
militants des droits de l'homme sont le sel de la terre, dont nous
devons tous assurer la défense. La qualité des personnes est une
chose, les systèmes d'autorité qu'ils nourrissent à leur insu, et qui
s'en nourrissent en retour, en sont une autre ». Faut-il
dès lors s'étonner qu'il y ait au sein des associations de défense
des droits de l'homme françaises des personnes parmi les
plus virulentes dans le combat mené contre les sectes, quand bien
même cette lutte ne respecte aucune règle démocratique ?
La référence solennelle aux libertés et aux droits devient un passage
obligé de toute revendication. De fait, c'est au nom des mêmes
libertés et droits que les activistes antisectes et les défenseurs de
la liberté spirituelle s'expriment. Sans délégitimer ce type de
référence mais pour le mettre en perspective et ainsi éviter la
cacophonie et les faux-semblants, il n'est pas inutile de prendre en
considération les propos du philosophe Gilles Deleuze (L'Abécédaire
de Gilles Deleuze avec Claire Parnet, éditions Montparnasse, produit
et réalisé par Pierre-André Boutang) : « Le
respect des Droits de l'Homme, ça fait presque partie de cette pensée
molle (...) c'est du pur abstrait, c'est du vide. Ce sont des
discours pour intellectuels qui n'ont pas d'idées (...). Toutes les
abominations que subit l'homme sont des « cas » ; ce sont des « cas »
abominables. Ce sont des situations de jurisprudence. Agir pour les
libertés, devenir révolutionnaire, c'est opérer dans la jurisprudence
(...). La Justice, ça n'existe pas, les droits de l'homme, ça
n'existe pas. Ce qui compte c'est la jurisprudence. C'est ça
l'invention du Droit (...). Il s'agit d'inventer des jurisprudences
où pour chaque cas, ceci ne sera plus possible ».
Si des droits peuvent devenir un outil de répression de libertés ou
d'autres droits, pourquoi cette répression n'est-elle pas perçue et
dénoncée plus vigoureusement ? Sans aucun doute parce que maquiller
une répression graduelle derrière un « droit » défendu avec force
effet de manche, est suffisant pour endormir la population. C'est
ainsi qu'au nom du droit des victimes de sectes, les autorités
publiques peuvent graduellement entamer le droit à une existence
reconnue et paisible des minorités spirituelles sans provoquer de
réaction aucune dans le reste de la population.
La « créance » des droits multiples et variés que les citoyens
réclament à l'Etat peut facilement se retourner contre eux. Il serait
sans doute temps de revenir à une expérience plus intériorisée de la
liberté individuelle au lieu de se projeter vers l'extérieur à
travers l'acquisition de nouveaux droits. Mais il ne faudra pas
compter sur l'aide de l'Etat pour cela, ce n'est pas son intérêt.
C'est à la société civile d'affronter ses peurs de façon individuelle
et collective. |
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