Commentaires autour de la notion d'emprise et du « moi »

Par André Tarassi (août 2010)

Sarah Chiche, étudiante en psychologie et psychopathologie, a écrit L’emprise, un roman qui surfe sur la vague littéraire antisectes (selon les propres mots de l’auteur « au moment même où vient d’être publié au journal officiel le décret d’application réglementant la profession de psychothérapeute, j’avais envie d’aborder la question des dérives sectaires »).

On trouve dans L’emprise la figure classique d’un psychothérapeute, Victor Grandier, manipulateur qui abuse de la faiblesse d’une de ses patientes afin de lui soutirer sa fortune. Un grand lieu commun de la rhétorique antisectes qui reste cependant une valeur sûre pour stimuler certains penchants des lecteurs (« (la victime)  se laisse vider de son compte en banque puis de son moi sans y opposer la moindre résistance » ou encore « la thérapie diabolique de Victor Grandier qui la prive de sommeil, la fait jeûner, la suggestionne, au point même d’induire en elle de faux souvenirs »).

L’interview de l’auteur

L’interview de l’écrivain par le site « Discordance » mérite un commentaire : Alors qu’il ne s’agit clairement pas d’un essai mais bien d’une fiction, le rédacteur de ce site introduit le dialogue en déclarant que le récit a « un aspect par moments quasi-irréel ». Voulait-il dire que certaines rumeurs y sont plus crédibles que d’autres? Le roman n’ayant pas pour vocation de faire l’analyse scientifique d’un phénomène, il est donc, par nature, « quasi-irréel » et pas seulement « par moments » puisqu’il reprend ici, et sans recul ni subtilité, les lieux communs d’une campagne antisectes qui brille depuis toujours par son absence de méthodologie (voir la critique du sociologue Olivier Bobineau à ce sujet), par la manipulation de chiffres pour justifier l’existence d’un fléau, par les exagérations coutumières de l’actuel président de la MIVILUDES, M. Fenech.

L’écrivain joue de la menace incantatoire de la MIVILUDES « personne n’est à l’abri, tout le monde peut se faire prendre par une secte » avec des artifices littéraires comme : « À part Victor Grandier, le thérapeute diabolique, aucun autre personnage n’a de nom car ce sont tous des objets interchangeables entre ses mains ».

Sarah Chiche est pourtant capable de prises de conscience élémentaires pour une psychologue, quand elle répond par exemple : « on peut se demander (si le thérapeute) est vraiment si laid que ça ou si ce n’est pas elle qui l’hallucine comme un vieillard majestueux, puis comme un ogre, puis comme le diable en personne. Rien n’est à proprement parler contenu dans l’objet regardé, mais tout est fonction de celui qui regarde », mais cela n’affecte pas son portrait manichéen du « gourou » type selon les critères grossiers de la MIVILUDES qui ne prennent jamais en compte la possibilité (voire la responsabilité) des « interprétations/projections » des patients. En tout état de cause, peut-être l’auteur aurait-elle dû finir ses études avant d’écrire le livre ou se renseigner auprès du CICNS pour écouter un autre son de cloche ?

L’auteur avoue d’ailleurs en fin d’interview en parlant de son futur livre : « J’ai envie d’autre chose, quitte à me confronter à plus de difficultés ». Nous sommes d’accord avec elle pour reconnaître que ce « coup » était un peu « facile » à fortiori quand on déclare: « quand on vous dit :« X qui a raconté son viol, on lui en a vendu 50 000 exemplaires » vous n’avez qu’une envie : rétorquer que vous n’êtes pas un pack de lessive et aller voir ailleurs. »

Le thème de la « disparition du moi »

Ce qui m’a incité à commenter la parution de ce livre parmi des dizaines d’autres publiés chaque année, est cette phrase de l’auteur qui m’a sauté aux yeux : « La victime » se laisse vider de son moi sans y opposer la moindre résistance ». Elle résume en effet la phobie de l’individu moderne sur laquelle repose toute la force de l’action antisectes. En effet, comment pourrait-on expliquer ou défendre des méthodes thérapeutiques ou des préceptes spiritualistes selon lesquels le « moi » devrait être abandonné ou réformé dans un monde ou le désir et l’individualisme sont rois ?

L’auteur le dit bien : la moindre des choses serait d’y « opposer une résistance ». Toute notre civilisation est fondée sur la résistance, même à ce qui est inéluctable : résister aux catastrophes naturelles, quitte à demander réparation au gouvernement quand elles surviennent, résister à la mort au point d’en faire un tabou, résister à toutes les remises en question personnelles au point de chercher ailleurs des coupables de ses propres erreurs, comme on le voit cautionné par les associations antisectes et la MIVILUDES : quelqu’un qui a passé des dizaines d’années dans une « secte », au lieu d’être interrogé sur sa propension à demeurer en « enfer » pendant si longtemps, sera encouragé à porter plainte.

Mais la question du « moi » est encore plus subtile et j’ai conscience qu’aucune explication ne pourra vraiment convaincre de l’erreur fondamentale des discours comme celui contenu dans cette interview de Sarah Chiche, car cette interrogation existentielle ne peut être approchée par le prisme de cette phobie collective. Il faudrait d’ailleurs commencer par définir ce que veut dire « vidé de son moi ». La plupart des gens n’ayant pas vraiment de conception de qui ils sont ou de ce qu’ils sont, ont peur d’être vidés de quelque chose de très abstrait. Certains diraient « vidé de ma capacité à penser par moi-même ». Mais qui sait penser par lui-même ? Est-ce qu’un apostat qui a quitté une « minorité spirituelle » et est ensuite coaché par une ADFI « pense par lui-même » ? Est-il plus proche de lui-même ? Au vu des discours formatés de certains d’entre eux, nous pouvons en douter fortement. Une autre manière de le dire serait d’être « transformé en légume », ce qui représenterait l’extrême de « plus pouvoir penser ». Mais n’entrons-nous pas là dans le fantasme ? Qui a déjà vécu un tel état (à part après une prise de certains médicaments) ? N’est-il pas un peu facile de croire que quelqu’un aurait la capacité de vous défaire de votre capacité à penser ? N’est-ce pas l’excuse la plus facile, la plus populaire, pour justifier une erreur (ou un regret) commise en toute possession de ses moyens ?

Mais surtout : si l’expérience religieuse perçue/décrite comme une véritable soumission à une autorité divine ou profane était tout autre chose que ce que l’on en fait dans ce genre de roman de gare ? Il y a autant de littérature positive, et depuis longtemps, qui évoque certaines réalités mal connues de l’âme humaine qui valent peut-être les témoignages de satisfactions superficielles et éphémères des pantins de la société de consommation que la plupart d’entre nous sommes devenus. Et même si un jugement de valeur pouvait nous faire comparer ces deux expériences différemment, ne devrions-nous pas les tolérer toutes les deux ? Quelle étude scientifique a démontré que le « moi consommateur » est supérieur au « moi religieux » par exemple ? Quel constat pouvons-nous faire dans notre société désenchantée qui démontrerait que ce « moi peureux et agressif » doit être protégé à tout prix ? N’est-il pas légitime d’imaginer, voire espérer, que sans ce moi souffreteux, suicidaire, déprimé, compulsif, contrôlé par des médicaments, formaté par la télévision, un autre « soi » pourrait voir le jour ?

Alors, j’ai envie de dire à tous les bien-pensants de l’antisectarisme à la française d’approfondir la question humaine aujourd’hui, s’ils sont vraiment concernés par cela dans leur combat, car il manque pour le moins une sérieuse culture et en tous cas une véritable lucidité sur le « moi » du monde moderne qui devrait être, selon eux, protégé de l’atteinte des « sectes » avec une vision du monde différente de la leur. Ce qui ne signifie pas qu’un véritable manipulateur, quand il est avéré, ne doit pas être condamné mais que les tentatives, mêmes maladroites, d’envisager une identité dépoussiérée et une société moins conditionnée méritent d’être respectées a priori plutôt que diffamées sur la base des amalgames les plus outranciers.

André Tarassi est né en 1961, il est le fondateur du CICNS. Chercheur indépendant, il étudie les Nouvelles Spiritualités depuis 25 ans. Il a étudié le journalisme et la télévision aux États-Unis.  Il a publié, sous un autre nom, plusieurs ouvrages sur la démarche spirituelle.

 

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